« Qu’est-ce qui est digne de mémoire ? Qui détermine ce qui est digne de mémoire ? »

La question est posée au tout début du film de la réalisatrice belge Juliette Klinke, Dans le silence d’une mer abyssale, que la Cinémathèque projetait le 3 octobre dernier en ouverture d’un cycle consacré aux Femmes cinéastes. La particularité de ce documentaire : il est composé d’extraits de films sortis entre 1896 et les années 60. La particularité de ces films : ils ont tous été réalisés par des femmes. La particularité de ces femmes : elles sont, pour la grande majorité d’entre elles, étrangement “tombées“ dans l’oubli.

En 2007, explique Juliette Klinke dans le commentaire qu’elle récite elle-même en voix off, les organisateurs du festival de Cannes qui fête sa soixantième édition demandent à 33 cinéastes du monde entier de réaliser chacun un court métrage de 3 minutes dans lequel ils témoigneraient de leur attachement au 7e art. Parmi eux, une seule femme : Jane Campion.

Cette sous-représentation pour le moins spectaculaire au regard de la proportion de femmes dans la population mondiale (je n’ai pas recompté personnellement, mais elle doit se situer aux alentours de 50%), intrigue suffisamment Juliette Klinke pour qu’elle se lance à la recherche des réalisatrices et constate que, dès l’origine du cinéma et tout au long de son histoire, elles étaient bel et bien présentes. L’un des premiers films de fiction (sinon le premier), La Fée aux choux a ainsi été réalisé en 1896 par Alice Guy, alors employée des établissements Gaumont qui n’était pas encore la maison de production cinématographique que l’on connaît mais une modeste entreprise de vente d’appareils de projection. Devant l’insistance de sa secrétaire, Léon Gaumont autorisa celle-ci à tourner quelques bandes promotionnelles destinées à faire la démonstration du matériel proposé, bandes non plus seulement documentaires (un train qui entre en gare, des ouvriers qui sortent de l’usine, etc.) mais, pourquoi pas ? (les femmes ont de ces lubies), de fiction, sous réserve bien sûr qu’elle fasse cela en dehors des heures de travail administratif pour lesquelles il était déjà bien bon de lui verser des émoluments qu’on imagine “substantiels“. Alice Guy devient ainsi la première réalisatrice de l’histoire du cinéma (et accessoirement, plus tard, la réalisatrice du premier peplum, La Vie du Christ en 1898, et du premier making-off, Alice Guy tourne une phonoscène en 1905). Qui se souvient pourtant ne serait-ce que de son nom ? Pas grand monde (j’allais écrire “personne“ avant de me rappeler que les lectrices et lecteurs du Cinéfil étaient dotés d’une culture cinéphilique au-dessus de la moyenne).

Frappées par l’oubli

On m’objectera aisément que nombre de réalisateurs parfois d’un très honnête talent ont subi, subissent toujours et subiront sans doute encore, le même type de funeste sort. Certes. Plusieurs milliers de films sont réalisés chaque année dans le monde. Rien qu’en France, il s’en produit entre 250 et 300. Il est évident que dans cette masse peu passeront à la postérité et pour un Renoir, pour un Star Wars, pour un Citizen Kane, combien sont-ils ces réalisateurs ou ces films dont l’histoire a perdu la trace ? À part Bertrand Tavernier (paix à son âme), il est probable que personne ne connaît plus aujourd’hui Jean Boyer (1901-1965) dont Nous irons à Paris attira pourtant, durant l’année 1950, 1 622 948 spectateurs de plus dans les salles obscures qu’Autant en emporte le vent.

Mais rien n’explique ni ne justifie que les réalisatrices soient plus encore que leurs homologues masculins frappées par l’oubli.

Sauf à supposer qu’elles sont moins talentueuses et leurs œuvres moins dignes que d’autres de rester dans les mémoires.

On pourrait être tenté de le penser en constatant par exemple qu’en 75 éditions, le Festival de Cannes (encore lui) n’a accordé sa Palme d’or à une femme qu’à deux reprises : Jane Campion (encore elle) en 1993 pour La Leçon de piano (ex-aequo avec Adieu ma concubine de Chen Kaige) et Julia Ducournau en 2021 pour Titane.

Et puisque nous en sommes aux statistiques, ajoutons celles-ci : les femmes représentent 14% des présidents de jury, 4% des récipiendaires d’un prix relatif à la réalisation et 1% des cinéastes sélectionnés en compétition officielle. Interrogé à ce sujet les organisateurs du festival avancent souvent que ces proportions sont représentatives de la faible proportion de femmes dans l’industrie cinématographique.

Selon une récente enquête du CNC, 43,7% des intermittents du spectacle dans le cinéma et 42% des effectifs dans la production audiovisuelle sont des femmes. Par contre, la répartition par corps de métiers est moins équilibrée puisque celles-ci occupent 96% des postes de scripts, 88,5% de costumières, 74% de maquilleuses mais seulement 4,3% d’électricien, 4,4% de machiniste et 5,5% de rippeurs. Pourquoi ces chiffres assommants me font-ils irrésistiblement penser à la réplique que l’agent de la DGSE Hubert Bonisseur de la Bath (Jean Dujardin) adresse à son homologue du Mossad Dolorès Koulechov (Louise Monot) après qu’elle lui a fait remarquer qu’ils devaient travailler ensemble, d’égale à égale : « On en reparlera quand il faudra porter quelque chose de lourd. » (OSS 117, Rio ne répond plusMichel Hazanavicius, 2009) ?

Rester à sa place

Mais il n’est pas impossible que le problème soit ailleurs, non plus seulement dans le seul monde du cinéma mais dans la société elle-même, une société autoritaire et patriarcale dans laquelle les femmes sont priées de rester à leur place ou ne s’autorisent pas à en prendre certaines (ce qui revient au même), une société dans laquelle, lorsqu’il s’agit de préparer le repas pour les gosses c’est toujours maman qui s’y colle mais bizarrement les grands chefs étoilés sont tous des hommes.

Bien plus que d’oubli, Dans le silence d’une mer abyssale traite de mise à l’écart, d’effacement, d’invisibilisation pour employer un terme à la mode.

Sans faire de son film un ciné-tract ni un manifeste féministe, Juliette Klinke évoque avec une sincérité touchante et un sens du montage remarquable les réflexes oppressifs et les tentatives de prise de pouvoir arbitraires qui pourrissent quotidiennement les relations sociales bien au-delà du milieu du cinéma.

Quant aux femmes cinéastes, la Cinémathèque leur redonne un peu de visibilité avec une sélection de onze films dans laquelle en figure même un d’Alice Guy (The Ocean Waif, réalisé aux États-Unis en 1916).

Ça ne suffira sans doute pas à inverser la tendance mais ça y contribuera et surtout ça nous promet de très bons moments de cinéma.

Olivier Pion

Cinéfil n°68 - novembre 2022