Le plaisir du voir sans être vu - Le spectateur-voyeur

        La Cinémathèque française organise actuellement une rétrospective Hitchcock et la Cinémathèque de Tours a présenté deux de ses premiers films période anglaise pour clore l'année 2010. C'est l'occasion d'aborder la notion de voyeurisme au cinéma, ce thème de la pulsion ''scopique'' traversant toute l'œuvre d'Hitchcock. La cinéphilie est directement décrite comme « le goût pervers du voyeurisme » par Michel Marie

        En effet, le cinéphile aime voir un film dans la salle obscure de cinéma tout en sachant qu'il n'est pas vu, ce qui rejoint la posture du voyeur. Ce rapprochement a été fait très tôt, et dans le Kinétoscope d'Edison (dans les années 1880-1890), préfigurait déjà le peep-show moderne. Le cinéma primitif est également très riche en situations clairement voyeuristes. Ce que je vois de mon sixième, Pathé, 1903, montre un voyeur qui a l'aide d'une lunette, observe un couple s'enlaçant près d'une fenêtre ; Un coup d'œil par étage, Pathé, 1904, met en scène un facteur qui jette un coup d'œil dans les appartements en distribuant le courrier. on retrouve donc dès les débuts du cinéma cette idée que l'écran ne nous montre pas tout, et le spectateur le sait bien. Il serait excessif de dire que le spectateur veut tout voir, car le maintien du mystère est souvent ce qui donne de l'intérêt au film, comme dans les romans policiers qui ne tiennent qu'au nom de l'assassin donné à la fin.

        Ainsi, si le cadre montre toujours tout en cachant : « l'image cinématographique est hantée par ce qui ne s'y trouve pas »2. On s'intéresse en effet souvent davantage à ce qui ne se trouve pas dans l'image plutôt qu'à ce que l'on voit à l'écran, le mystère étant un bon outil narratif. Ainsi, se développent différentes théories du hors-champ. Pour Bazin, par exemple, le hors-cadre n'est que la pure continuité du réel que l'écran dévoile à la manière d'une fenêtre ou d'un miroir. Les limites de l'écran sont un cache qui démasque une partie de la réalité. Le cadre est centripète et l'écran centrifuge. « L'écran n'est pas un cadre comme celui du tableau mais un cache qui ne laisse percevoir qu'une partie de l'événement »3. Le hors-champ est donc la région métonymique du champ. Le prolongement imaginaire de la partie pour le tout habite Jeffries dans Fenêtre sur cour, Alfred Hitchcock, 1954. Ce film est une belle mise en abyme du cinéma et de la relation du spectateur à l'écran. Tout comme James Stewart, le spectateur est rivé à son fauteuil, et observe ce qui se déroule devant ses yeux. On voit ainsi le plaisir du voyeur en action sous la figure du photographe reporter épiant ses voisins à l'aide d'un appareil photo.

        Le film est donc fait pour être regardé et la pulsion ''scopique'' demeure dans le voir sans être vu. Ainsi, si le voyeurisme est souvent présenté comme le symétrique de l'exhibitionnisme, « le film n'est pas exhibitionniste car je le regarde mais il ne me regarde pas le regarder » 4, selon Christian Metz. Or, c'est justement quand le spectateur est regardé par le personnage qu'il prend conscience de sa position de voyeur et qu'il est mal à l'aise. C'est ainsi que le regard caméra a longtemps été interdit au cinéma car il rompait l'illusion de l'absence du quatrième mur. Il fallait cacher les marques de l'énonciation du cinéma et créer l'illusion de la transparence complète en donnant une représentation dans laquelle le spectateur était absent. Cette dénégation fondamentale du voir sans être vu a orienté tout le cinéma classique, Renoir rompant avec cette tradition par l'émergence du cinéma moderne. Dès que le spectateur est visé par le regard d'un des protagonistes, comme après le baiser dans Partie de campagne, Jean Renoir, (1946), celui-ci ressent sa position de voyeur et se sent mal à l'aise. Même si le voyeurisme est « vécu quotidiennement par des millions de spectateurs qui réalisent grâce à l'invention Lumière le rêve de la scatophilie » 5, le metteur en scène rend le spectateur voyeur par le regard caméra. Le reste du temps, le spectateur en tant que voyeur est caché par ce dispositif institutionnel. Le voyeur trouve donc l'essentiel de sa satisfaction dans cette pratique du « voir », et dès qu'il est vu, cela rompt le processus de l'observation. Dans M. Hire, Patrice Leconte, (1989) cerne bien cette posture complexe du voyeur à travers le personnage éponyme interprété par Michel Blanc. Il regarde Sandrine Bonnaire, la voisine d'en face, à travers la fenêtre. C'est un véritable rituel : il met son 33 tours sur la platine et écoute sans cesse la même musique au moment de la regarder, pour accompagner son plaisir. Mais dès que celle-ci croise son regard, lors d'un éclair qui lève le voile sur cette observation perverse, M. Hire se cache, ne peut affronter son regard. Voir est donc un plaisir en soi, qui implique de se cacher, comme le spectateur de cinéma se cache dans la salle obscure.

Manon Billaut

Michel Marie, Les grands pervers au cinéma, Armand Colin, 2009, 128 p.
2 Pascal Bonitzer, « Hors-champ », Cahiers du cinéma numéro spécial n° 234-235, 1971
3 André Bazin, Qu'est-ce que le cinéma ?, T. 2, le cinéma et les autres arts, du Cerf, 1958-1962, p. 98-100.
4Le Signifiant imaginaire, Christian Metz, Éd. Christian Bourgois, 2002, 370 p.
5 Le sexe à l'écran, Gérard Lenne, p. 118, Éd. H. Veyrier, 1978, 334 p.