"L'espèce humaine vit sous une sorte de régime d'empoisonnement interne... Ce n'est pas un monde que j'aime"

      Je trouve une résonance profonde avec l'une des dernières déclarations de Claude Lévi-Strauss qui considérait la télévision bien "primitive" et mon ressenti actuel sur ce que laissent les images. C'est comme si les "créateurs" d'aujourd'hui voulaient inoculer leur propre pus dans les veines du spectateur lambda. Réduire la vie humaine à sa dimension finie et matérielle conduit l'humanité à nier son principe essentiel et l'amène de ce fait à l'autodestruction.

      Cela se traduit, dans le propos qui me préoccupe ici, à être un spectateur passif de la négativité la plus absolue en matière d'images : Meurtres, tueries, pornographies, viols, scatologies, destructions, haines, vengeances sanguinaires, etc, etc...

      En explorant les chaînes cinémas que nous offre la télévision nous n'avons guère le choix. Dans huit films sur dix, le revolver et la kalachnikov prolongent comme des outils inséparables les bras des personnages ; les voitures explosent par dizaines, les immeubles aussi dans un déluge de sang et de feu. Et lorsqu'il ne s'agit pas de cela, les héros d'antan ont été remplacés par ceux d'aujourd'hui ; cyniques, odieux, abjects, qui deviennent un exemple de société. À ce titre, les personnages de Jacques Audiard en sont une triste représentation comme ceux de David Lynch (excepté son "histoire vraie"), quant aux films français appelés souvent comédies de mœurs, ce ne sont la plupart du temps, comme le dit joliment Jean-Pierre Mocky, "des histoires de trou de balle". De plus, notre cinéma est tenu par une caste parisienne de grands bourgeois de gauche, très souvent de cette gauche dont le cœur palpite "pour les bonnes causes" mais avec le portefeuille à droite et le zizi prêt à dégainer au milieu, et qui se partagent le gâteau pas très gros de la culture. Je parle toujours de cinéma et de télévision car leur destin est lié économiquement, comme toute censure est désormais économique (Ken Loach - Vincennes 2009), l'exposition frontale du sujet sur la violence et la pornographie aux Cinquièmes Rencontres du cinéma de Patrimoine et du prix Henri Langlois m'a valu les ires de la profession cinématographique (pas d'informations, déstabilisations, mensonges et menaces) lors du colloque qui a été organisé sur ce thème (bénéfices de plusieurs milliards pour le porno). Lorsqu'on s'attaque a une économie de ce type il faut s'attendre a des réactions brutales de ceux qui en vivent sans se poser la moindre question morale.

      Pourtant il faut savoir que selon le rapport de Blandine Kriegel demandé par le CSA en 2004 il existe plus de 3500 études qui montrent des corrélations indéniables entre consommation d'images violentes et comportements agressifs. Une analyse de la gynécologue Anne de Kervasdoué, concernant les effets de la pornographie sur les jeunes enfants, est sans appel : "pour se développer normalement, la sexualité a besoin d'étapes adaptées à la maturation psychique de l'enfant ou de l'adolescent. La représentation brutale ou répétée de scènes pornographiques à un stade trop précoce peut créer une émotion capable d'influer sur le cours normal de l'évolution du cerveau, perturber son équilibre intérieur et en tout cas imprimer durablement sa conception de la sexualité."

      De grands penseurs et philosophes d'aujourd'hui : Edgar Morin, Paul Virilio, Dany-Robert Dufour, Bernard Stiegler ont dénoncé avec force les ravages de la culture de masse par la télévision et le cinéma. Je viens de revoir "L'Ange de la rue" (1928) de Frank Borzage. Quand j'ai vu la pureté qui émane du visage de Janet Gaynor où toutes les émotions humaines, toute la force intérieure d'une âme qui s'élève vers les cimes sont réunies sur un des regards les plus émouvants, sinon le plus bouleversant de toute l'histoire du cinéma, je me suis demandé comment le cinéma actuel en est arrivé là ? Il faut revoir en boucle la trilogie : " L'Heure suprême", "L'Ange de la rue", "Lucky Star" avec le couple mythique Charles Farrell et Janet Gaynor, dirigés comme le plus subtil des oratorios par Frank Borzage. C'est la célébration de l'amour le plus beau et le plus haut que même la mort ne peut atteindre. Revoyons de toute urgence des films comme "La Passion de Jeanne d'Arc", "Jour de colère", "Ordet", "Gertrud" du grand Dreyer, l'œuvre d'un Frank Capra, d'un Léo Mac Carey d'un Roberto Rossellini ou celle d'un Robert Flaherty. Les classiques japonais : Ozu, Mizoguchi, Kurosawa (ce dernier qui disait " j'en ai marre de toutes ces coucheries au cinéma, l'amour peut s'exprimer par un clignement de paupière "), jusqu'aux quelques grandes œuvres actuelles faites au prix d'une lutte acharnée, sans la moindre ambition de gagner de l'argent, et je veux parler de films presque pas distribués dans les salles comme "Le Collier perdu de la colombe" et " Bab Aziz " de Nacer Khemir ou encore " La Danse du vent " de Rajan Khosa.

      J'en profite pour saluer le très beau film de Xavier Beauvois " Des Dieux et des hommes " qui, lui, fait honneur au cinéma français. Ces œuvres et ces films, je les cite à escient, car je suis convaincu que leur vision participe à l'élévation humaine tandis que la grande majorité des films actuels la rabaissent. "Il faut que face à l'image, il n'y ai plus de citoyens, - c'est-à-dire de conscience, mais du temps de cerveau disponible", comme le dit si bien Bernard Stiegler dans son livre " La Télécratie contre la démocratie ".

      J'associe toujours cinéma et télévision car ce sont les mêmes recettes, le même formatage, les mêmes désirs de leurre de l'espèce humaine. Il faut tout à la fois faire connaître et défendre un cinéma de la verticalité par rapport à un cinéma sans conscience. "Les affirmations les plus authentiques sont toujours en opposition avec la ligne officielle et les déclarations positives que le monde a de toute évidence si grand besoin d'entendre sonnent invariablement creux", disait Peter Brook (Prix Henri Langlois 2008) voici près de trente ans à l'époque où il faisait "Rencontres avec des hommes remarquables ". À mes yeux, une des vocations premières du cinéma est de trouver maintenant d'autres femmes et hommes remarquables.

Lionel TARDIF