La Cinémathèque a projeté le mois dernier Folies de femmes réalisé par Erich von Stroheim en 1921, dans un silence d'aquarium perturbé par quelques ronflements d'un spectateur qui s'était trompé de film ou quelques ricanements nerveux de jeunes gens que l'absence de son troublait..
Certes apprécier aujourd'hui un film de ce cinéaste que Jean Renoir considérait comme un de ses maîtres relève de la gageure: c'est comme se satisfaire de la bande annonce pour juger un film. Neuf heures à l'origine réduites à 1h30 aujourd'hui ! Et pourtant ! Ces coupes sauvages, imposées par des contraintes commerciales dès la sortie du film, n'entament pas le génie de ce cinéaste dont le seul tort est d'avoir été incompris par Hollywood parce que trop en avance sur son temps.

      On ne peut prendre la défense d'Erich von Stroheim sans revenir aux origines du cinéma et s'interroger sur la spécificité du récit cinématographique.
Le cinéma des frères Lumière naît au moment où les autres arts, notamment la littérature, se détournent des courants réalistes et naturalistes pour s'engager vers de nouvelles voies que sont le symbolisme ou l'hermétisme. L'invention du cinéma peut alors être comprise comme le prolongement du réalisme et du naturalisme. La mission même que les Frères Lumière d'abord, puis Albert Kahn ensuite, confient à leurs opérateurs qu'ils envoient à travers le monde pour rapporter le plus d'images possibles, s'inscrit bien dans cette continuité: donner à voir des fragments de réalité prélevés dans divers pays, les plus lointains, à des spectateurs qui voyageraient ainsi par procuration. On peut comprendre alors le dédain voire le mépris de certains intellectuels à l'égard de ce qu'ils ne considéraient pas comme un art, car accusé de n'être qu'une simple copie des apparences de la réalité.

      Cependant la comparaison avec le réalisme ou le naturalisme s'arrête là. Zola, écrivain naturaliste par excellence, remplit des carnets de notes, fruit de ses observations sur les aspects les plus ignorés de la réalité de son époque.

      Dépositaire d'un savoir qu'il veut faire partager à ses contemporains, il imagine une histoire qui va lui permettre de livrer à ses lecteurs le fruit de ses observations.

      Dans Germinal il raconte l'histoire d'une grève de mineurs pour mieux décrire la condition misérable de ces travailleurs qu'il avait minutieusement observés au fond des mines du Nord de la France. Pour rendre compte de sa perception du réel, il se doit de raconter une histoire. Ainsi le romancier, réaliste ou naturaliste pour donner à voir à ses lecteurs la réalité doit d'abord raconter, comme si sa perception du réel était soumise aux exigences de la fiction.

      Lorsque les frères Lumière posent leur caméra sur le quai de la gare de la Ciotat, leur intention n'est autre que de nous montrer l'arrivée d'un train. Mais leur caméra fait bien plus que nous montrer cette réalité, elle nous la raconte. Leur film se construit comme un récit avec un début, un milieu et une fin : du surgissement du train dans la profondeur de l'écran à la descente des voyageurs sur le quai de la gare. Subitement le rapport entre raconter et montrer se trouve inversé. Contrairement au romancier, le cinéaste pour raconter le réel doit d'abord nous le montrer.

      On peut comprendre alors la gêne que l'on peut ressentir en voyant ce qu'il reste aujourd'hui d'un film comme Folies de femmes ou des Rapaces, autre chef d'oeuvre réalisé en 1924 qui subit le même sort. Seules quelques rares scènes permettent d'entrevoir un projet qui s'inscrivait dans une visée descriptive beaucoup plus large. Dans ses films, Erich von Stroheim analyse les moindres recoins d'une réalité sordide, celle de son époque. Il porte sur elle le regard implacable d'un analyste de son temps.

      Il ne raconte rien mais il décrit ou mieux il assigne à sa description cette fonction narrative qui caractérise dans son essence même l'art cinématographique. C'est pourquoi Erich von Stroheim est un héritier des Frères Lumière, un maître du réalisme et on peut le souligner, au risque d'un anachronisme, un précurseur du nouveau roman. D'où l'incompréhension dont il a été victime. Ses producteurs qui se sont emparés de ses films ont tout simplement coupé toutes les digressions descriptives pour ne conserver que les enchaînement narratifs comme une négation de sa modernité dont on ne perçoit que quelques traces aujourd'hui.

      Cette inversion des rapports entre raconter et montrer, par le cinéma, pose la question du réel qui est au cœur de toute la réflexion de grands cinéastes comme Erich von Stroheim. Le recours à la caricature, à l'exagération, à la démesure sont les moyens auxquels il a eu le plus souvent recours pour dénoncer la violence obscène de la société de son temps. Dans les Rapaces, le repas de mariage du personnage principal Mac Teague, réunit des convives qui se caractérisent tous, sous le regard à la fois analytique et sociologique du réalisateur, par la bestialité de leurs comportements à table.

      Dans Folies de femmes, Erich von Stroheim interprète un individu assez louche qui se fait passer pour un comte russe lequel réussit à convaincre sa femme de chambre, qu'il a mise enceinte, de lui confier toutes ses économies.

      D'une manière générale, chaque choix cinématographique est la réponse à la question que tout cinéaste se pose dans sa tentative de rendre compte du réel. Au-delà des choix opérés par les différents réalisateurs, on s'aperçoit que le cinéma n'entretient pas avec le réel les mêmes rapports que la littérature réaliste et naturaliste dont il est l'héritier. Si Zola rapporte dans ses romans les fruits de ses observations, c'est qu'il croyait en fait à l'objectivité du regard ou du moins à la capacité du regard de discerner la réalité qui ne pouvait de se fait être contestée. En fait la littérature ne faisait que traduire le rapport fondamental de l'homme avec la réalité, à savoir sa conviction de pouvoir appréhender le monde dans lequel il vivait. Le cinéma a bouleversé ses rapports. On peut même dire qu'il a modifié notre manière de voir. Il nous a montré que voir procédait d'une illusion comme nous le démontre parfaitement le film des frères Lumière : L'arrivée du train en gare de la Ciotat. Le cinéma est la mise en scène de cette illusion.

      Wim Wenders, dans un entretien au journal Le Monde, en date du 4 janvier 1995, évoque un moment déterminant de la deuxième guerre mondiale : l'arrivée des Alliés à Berlin en 1945. Comme lui, nous avons tous en mémoire ces images en noir et blanc qui nous montrent un soldat soviétique arrachant le drapeau nazi au sommet du Reichstag et le jetant à terre.

Ces images nous ont paru si vraies qu'elles ont été souvent utilisées comme documents historiques attestant de l'entrée victorieuse des troupes soviétiques dans Berlin. Or Wim Wenders souligne que manifestement ces images ont été faites et refaites et qu'elles relèvent donc d'une véritable mise en scène. Inversement les Américains ont chargé leurs caméras avec la nouvelle pellicule Technicolor qu'ils ont placées sur leurs chars. Ainsi ils ont filmé leur entrée dans la capitale allemande en longs travellings, sans aucune répétition. Ils furent accusés d'avoir tourné ces images à Hollywood !

      Et Wim Wenders de conclure, dans cet article : « Aujourd'hui le critère de réalité est ce qui semble réel, non plus ce qui est réel. »

      Le cinéma en modifiant notre regard a bouleversé notre rapport avec la réalité. Désormais l'apparence s'est substitué à la vérité. Ce qui importe ce n'est plus d'être mais de paraître.

Louis D'Orazio