C'est le succès de Rashomon d'Akira Kurosawa au festival de Venise en 1951 (Lion D'or) et l'attribution de l'Oscar du meilleur film étranger la même année à Hollywood, qui allaient faire connaître l'existence du cinéma japonais tant aux États-Unis qu'en Europe. Voilà que soudain le cinéma de qualité ne s'avérait plus uniquement européen ou américain et qu'il pouvait exister ailleurs des artistes sachant utiliser une caméra pour s'exprimer, plaire au public occidental et donc obtenir du succès. Ce qui paraît évident aujourd'hui ne l'était pas après la guerre. Ces premières récompenses qui entérinaient la valeur du cinéma japonais et son importance mondiale, allaient se multiplier dans les années suivantes avec les attributions en 1952 du Prix International de Venise à La vie d'Oharu, femme galante de Kenji Mizoguchi, à Venise encore le Lion d'argent obtenu par Les contes de la lune vague après la pluie en 1953, film également réalisé par Mizoguchi, puis avec la même récompense accordée à : Les Sept Samouraïs de Kurosawa l'année suivante en 1954, cette même année voyant le Grand Prix de Cannes attribué à La porte de l'enfer de Teinosuke Kinugasa.

      Il faut bien comprendre qu'avant ces années 50, le cinéma japonais n'avait guère franchit les frontières de sa propre sphère d'influence qui s'étendait essentiellement vers la Chine du sud et la Corée. En France, comme partout en occident et malgré les prix obtenus dans les festivals, il fallut en fait attendre les années 60 pour que les distributeurs y voient une source de profit digne d'intérêt et que les critiques spécialisés y découvrent les chefs-d'œuvres que l'on admire aujourd'hui. En 1963, Michel Ciment, un des piliers de la revue Positif écrivait encore : « Il (le cinéma japonais) n'a donné aucun créateur de forme comparable à un Griffith, à un Eisenstein, un Murnau, un Welles... ». Mais combien de films japonais (hors ceux primés dans les festivals) avait-il pu voir ?

      Le cinéma était pourtant une industrie prospère dans les îles nipponnes, et ce dès les années 30, à l'époque ou se constituèrent les grandes compagnies de production et de distribution qui calquaient leurs organisations et leurs méthodes sur les studios hollywoodiens. Après la Nikkatsu, crée en 1912, où débuta Kenji Mizoguchi en mai 1920, naquirent la Toho (initialement la P.C.L.), la Shochiku, et la Toiei. Quelques compagnies indépendantes furent également crées comme par exemple la Daiichi Eiga de Mizoguchi et Nagata (1934/1936). Sur le plan politique c'est à partir de ces années 30 que s'amplifia l'état d'esprit belliciste et que l'Empereur Hiro-Hito entreprit, à force de complots et de manœuvres politiques, d'aligner le Japon sur les forces fascistes européennes (l'invasion de la Chine et le terrible massacre de Nankin datent de 1937). Dans ce contexte, la main mise des militaires sur le cinéma national allait durer, sans cesser de se durcir, jusqu'à la fin de la guerre, en 1945.

      Pour tous les Japonais, cette guerre et les atrocités qui l'accompagnèrent, fut un traumatisme terrible, plus encore que le tremblement de terre du Kanto de 1923 qui les marqua si profondément. Sans même évoquer Hiroshima et Nagasaki, les bombardements US par des obus traditionnels furent d'une ampleur sans précédent - le nombre d'obus déversé sur le Japon fut trois fois supérieur à celui réservé à l'Allemagne - et causèrent dans la population un sentiment de désespoir proportionnel au nationalisme outrancier dont les Japonais avaient fait preuve jusqu'alors. Il ne faut pas oublier que la culture traditionnelle - qui se réfère aux fondements du shintoïsme - générait parmi le peuple une attitude de totale soumission aux directives de l'Empereur et que celui-ci détenait un pouvoir spirituel si fort que, pour défendre le territoire et son règne, il était en mesure de demander à la majorité des Japonais le sacrifice de leur vie, sur un simple ordre de sa part (mais cet ordre ne vint jamais).

      Le Japon d'après guerre, vaincu et saigné, allait vivre une mutation aussi profonde que celle vécue par l'Allemagne après 1918.

      Qu'était donc l'état du cinéma japonais à la sortie de la guerre ?

      Comme en Europe, la reconstruction, partie de l'essor général de l'économie dopée par les apports US, va entraîner une urbanisation de grande ampleur et engendrer un besoin de distractions populaires et bons marchés générant, entre autres, un afflux de spectateurs dans les salles de cinéma. C'est entre 1950 et 1955 que les critiques japonais situent l'âge d'or de leur cinéma national pourtant moribond en 1945. En 1955, on recensait 19 millions de spectateurs, répartis dans les multiples salles de l'archipel. Plus de 500 films étaient produits chaque année et les spectateurs bénéficiaient à chaque séance, pour 70 yens, d'un double programme, souvent composé d'un film ''de genre'' (voir plus avant la classification de ces genres) et d'un film d'auteur (généralement un mélodrame familial). On observe cependant que les découvertes techniques venues des États-Unis ou d'Europe mirent du temps à s'imposer. Les différents procédés ''couleur'', par exemple, ne furent testés par les cinéastes japonais qu'avec beaucoup de prudence. Le premier film en couleur date de 1951 et trois ans plus tard, en 1954, cinq films nationaux seulement bénéficiaient de cette technique. Mais souvenons-nous des difficultés d'adaptation du parlant dans ce pays dans un contexte social pourtant très différent !

      L'industrie cinématographique totalement démantelée en 1945, dont de nombreux artistes, réalisateurs et techniciens divers, ont été éliminés des studios, va retrouver un dynamisme largement aussi fort et retentissant que celui de l'Europe. Sur le plan de la création artistique, les productions nationales d'avant-guerre, et à fortiori celle de la période de guerre, étaient restées enfermées à l'intérieur de l'Empire (celles venues de l'étranger n'avaient touché qu'une minorité intellectuelle dans les grandes villes), mais à partir de 1950, soutenue par une forte demande intérieure et les possibilités de financements américains, elle va s'ouvrir à l'exportation, dans un premier temps vers tous les pays d'extrême-orient, puis vers l'Europe et l'Amérique, pour atteindre son apogée dans la décennie 60.

      En 1950, une quinzaine de sociétés se partageait la production cinématographique :
      - Cinq ''majors'' : La Daiei, la Shochiku, la Tôhô, la Shintôhô (''Nouvelle Toho'' fondée lors de dissidence de techniciens et de réalisateurs Tôhô en 1948 et dont le chef de file sera Yatsuo Yamamoto), et la Toiei, ces quatre dernières assurant également la distribution de leur films,
      - Une dizaine de sociétés indépendantes souvent crées par des acteurs et des réalisateurs comme : la Takara, la Tokyo eiga, la Reno eiga, la Saïs, la Chou eiga, la Kindaï eiga, etc...

      À cette époque, la Nikkatsu, ancienne société d'importance, assurait uniquement la distribution des différentes productions nationales ou étrangères et ne retrouvera sa fonction productrice qu'en 1954. Il ne faut pas oublier, en effet, que malgré le volume important de la production nipponne des années 50/60, celui-ci ne représentait qu'un quart des films projetés, les trois autres quarts étant composés de films américains qui raflaient la plus grosse part des recettes et quelque part, conditionnaient le public.

      Sur le plan des mœurs (ce qui touche en premier lieu l'activité artistique), le cinéma japonais demeure assujetti à la rigueur militaire et aux lois d'exception et si les autorités sont tout à fait tolérantes vis à vis de la violence et de l'horreur, elles font preuve d'une vigilance sévère dans le domaine de la représentation du corps humain. Une censure tutélaire mise en place dès l'introduction du cinéma au Japon (sous l'ère Meiji en 1896) interdisait toute représentation de la nudité et à fortiori de l'amour physique, et allait perdurer jusque dans les années 90 (sous la forme d'un comité de police apte à statuer sur l'outrage à la morale publique) en interdisant, par exemple, la représentation des poils pubiens (d'où, par exemple, l'interdiction des films d'Oshima : L'empire des sens en 1976 et L'empire de la passion en 1978, avant que fussent rajoutés des ''caches'' et des ''flous'' sur les copies destinées au marché japonais). Est également interdite toute représentation de l'homosexualité. Il ne s'agit pas vraiment d'une pudibonderie, simplement cela ne se fait pas ! Le baiser entre un homme et une femme, présent dans le cinéma occidental pratiquement dès sa naissance, ne sera représenté au Japon qu'en 1946, sans doute pour imiter les mœurs et le cinéma des États-Unis. Schématisons : Le Samouraï n'embrasse pas sur la bouche ; il ''étripe'' sereinement mais ne quitte jamais son kimono, pas plus que les Geishas d'ailleurs !

      Cela pourrait ne paraître qu'anecdotique, mais n'oublions pas que ce sont là des règles de vie fondamentales, issues des préceptes religieux que peu de gens du peuple ne remettaient alors en cause, tout comme, par exemple, ce qui concerne le caractère sacré de l'Empereur. Le comportement des Japonais pendant et après la guerre en fut une des conséquences, engendrant quelquefois, individuellement, des attitudes radicales, violentes, parfois perverses et collectivement des mouvements d'opinions incompréhensibles à nos yeux d'européens qui les qualifiaient de fanatisme. Et comme dans tous les pays du monde, le cinéma, de par ses fonctions oniriques et cathartiques, sera le miroir de la société dont il est issu.

      Les schémas dramatiques utilisés resteront très traditionnels et résulteront des différentes formes théâtrales. Ils s'inscrivent dans une nomenclature des genres, très précises, et se divisent en Jidaï-geki – films prenant pour cadre le Japon médiéval, des Meiji-Mono qui se réfèrent à l'ère Meiji - période s'étalant de 1868 à 1912 - et des Gandaï-geki se déroulant à l'époque contemporaine (Geki signifie théâtre ou pièces de théâtre et Eiga cinéma ou films). Après guerre ces deux catégories vont engendrer des sous-genres comme les Shomin-geki (film de famille sur les gens du peuple) les Seishun-eiga (film sur la jeunesse), les Yakusa-eiga (film de gangsters), les Kaiju-eiga (films avec des monstres) les Chambara (films de sabre) ou Ninkyo-eiga (film de chevalerie). Un peu plus tard viendront les Nekodo (films roses) ou les Pinku-eiga (films érotiques et violents) et autre Roman-porno. J'en oublie sans doute quelques-uns.

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      S'il fallait démontrer que le cinéma est un art véritable, il faudrait reconnaître en premier lieu son caractère universel. Et comment mieux le démontrer qu'en se laissant prendre à un cinéma provenant d'une culture aussi éloignée de la nôtre que celle du Japon. Comment expliquer que l 'émotion esthétique des Contes de la lune vague après la pluie (Mizoguchi), l'empathie envers le vieillard de ''Vivre'' (Kurosawa), la jubilation procurée par Fin d'automne (Ozu), la communion d'esprit avec les nobles sentiments de l'héroïne de Nuages d'été (Naruse) soient aussi profondément reconnaissables par tous les spectateurs, à quelques cultures qu'ils appartiennent, si ce n'est par l'universalité du langage cinématographique.

Alain Jacques Bonnet