Splendeurs et misères des Tourangeaux.

      Avaient-ce été les oreillons, la rougeole ou la scarlatine ; en route pour la mer en ce début d'été, ma mère, mon frère et mes sœurs m'abandonnèrent, moi tout petit aîné, à Tours, pour les épreuves du BEPC des guéris.

      J'habitais, place du Palais, deux jours, un hôtel dont ne reste que la façade ; son nom évoque la capitale et Fritz Lang.

    Gars du pays du pâté d'alouettes, (7000 habitants), j'étais ébloui par le soleil, les jets d'eau des arroseuses et bassins, les trolleybus. Tours c'était ma Célesteville de Brunhoff à moi. La nuit tombée, j'allais voir, en face, dans un des cinémas jumeaux de la place, « Les sept péchés capitaux ». Le titre de ce film à sketches m'attirait plus que les noms de Demy, Godard et Chabrol et que bonbons, caramels, esquimaux, chocolats qui me laissent, eux, toujours froid. Mais l'âge vous pousse, parfois, vers de nouveaux objets.

    C'est juste à mon passage que le Myriam Ciné de l'abbé Fontaine devint le Studio. Nous fêterons bientôt son jubilé. S'il suffisait de changer de nom pour remettre le compteur des années à zéro, Johnny ne ferait pas cette tête-là. J'ignore la raison de ce changement qui fait entendre derrière Studio, Ursulines ; résonance identique, sans le coté cucul, à celle de « Petit Paris », bazar sis, jadis, rue Nationale (?), ou de « une ville capitale » naguère sur la mairie de verre comme les semelles aux pieds d'un président. Rêverie tourangelle ? Louis XI au château de Plessis lez Tours, 1870...

    De la douzaine de cinémas que j'ai connus, ne reste que le Studio (7 salles aujourd'hui). Le cadet fût le Mini, trente places, trente cigarettes, la fumée cachait l'écran, on pleurait. Fumer était formidable, Churchill, Castro, Bogart, Lucky-Lucke ; c'est devenu la honte, on gomme les cigarettes comme les copains de Staline sur les photos. « Roulez des palots, pas des clopes » lit-on sur les paquets.

    Le Studio c'est sept salles et 20 000 abonnés ; la Cinémathèque née peu après y a conflué depuis quelques années et fait salle comble tous les lundis. Il y a une dizaine d'années, j'ai vu un Fellini au Vinci, on était six ; c'était un festival municipal gratuit. Depuis cet été, la Cinémathèque est municipale. Toutes les lampes merveilleuses ne tombent pas aux mains d'Aladin.

    Pour Noël on a eu deux Hitchcock d'avant-guerre. « Jeune et innocent » en noir et blanc, en mal et bien, symétrique comme une pierre taillée; et puis « Les 39 marches ». Une dame se jette dans les bras d'un monsieur, puis sur son lit, avec un couteau dans le dos -... érotisme torride. Ca l'envoie, en train, de Londres en Ecosse. Dans son compartiment, un fâcheux, un Séraphin Lampion exhibe les dessous féminins qu'il va vendre, en en racontant de bien bonnes qu'Hitchcock nous épargne. Peu après le train s'arrête sur le Firth Bridge. Vingt ans après, Alfred reprendra, dans Vertigo, le même pont, ici Golden Bridge omniprésent, qu'il associe alors très explicitement aux sous-vêtements. Il y ajoutera le repère, ou l'amer, on est à San Francisco, qui permet à Kim Novak de retrouver Jimmy Stewart ; c'est le Coit Tower, tour bâtie en 1933 par Lillie Hitchcock Coit (fumeuse de cigares et pompier honoraire de la Knickerbocker Engine Company n°5) à la gloire des pompiers. Les Américains diphtonguent en l'absence du tréma .
À Tours, le « pont de fil » a la même silhouette avantageuse, silhouette de Gargamelle femme de Loire. Pas bien loin, sur le coteau, près du cimetière, un immense panneau publicitaire attirait l'œil des rapides automobilistes, par ses œuvres éphémères. Piétons et cyclistes qui passaient dessous après le colleur d'affiches, pouvaient recevoir des écoulements gluants. Cet ouvrage d'art récemment disparu manque.
Les ponts et osées, objets différents d'excitation. La politesse les fait voisiner, elle nous a tiré sa révérence. Les niais prétendent les couper, un crime pour les vignerons, pour faire l'homme nouveau, la chimère. Bellérophon n'est pas loin.

    Un siècle d'autos, des tacots avec une manivelle jusqu'à la Jaguar de Vertigo, la DS de Barthes, Camus, Sagan, Grace Kelly, James Dean, Françoise Dorléac... Le paradis. La chute : la lie-masse.

    Un siècle d'envoi, des cyclistes qui veulent traverser la Loire, par de subtils édiles, au Gerbier de Jonc. Encore un nom qui fait rêver. Rêvons.

 

Patrick Caillot