En son temps Ingmar Bergman déclarait que "son rêve serait de pouvoir maintenir l'intérêt autour d'un visage pendant une heure et demie ou deux". Le réalisateur suédois avait son clan, ses comédiens et comédiennes de théâtre avec lesquels il travaillait régulièrement en parallèle de ses mises en scène cinématographiques. Ils partageaient avec lui une vie presque communautaire et de ce fait lui-même connaissait leur vie intime, avec leurs émois et leurs états d'âme.

      Dans ce clan on va retrouver des artistes qui grâce à Bergman vont faire pour la plupart d'entre eux une brillante carrière internationale tellement il avait su mettre en valeur leur personnalité et leur talent. Ainsi Liv Ulmann, Ingrid Thulin, Max Von Sydow, Bibi Anderson, Gunnar Bjôrnstrand, pour n'en citer que quelques uns, vont créer des personnages bouleversants et briller aux États-Unis et en europe. Mais si Bergman privilégiait le gros plan pour aller explorer les tressaillements les plus cachés de leur personnalités, c'était par ailleurs un réalisateur qui savait très bien travailler dans l'espace, mettre en valeur des scènes avec beaucoup d'ampleur car chaque position de la caméra était la résultante de sa connaissance intime du cinéma. Des oeuvres comme La nuit des forains, Le septième sceau, Les fraises sauvages ou plus près de nous La flûte enchantée en sont de très beaux exemples.

      Dans un film unique Carl Dreyer avait quant-à lui capturé l'âme de Renée Falconetti pour la postérité du 7éme Art. Ce fut bien sûr La Passion de Jeanne d'Arc, tournée en grande partie en gros plans car le parti pris du Danois, dans ce film, fut de suivre les échanges émotifs entre Jeanne et ses juges. Les expressions que Dreyer va traquer sur leurs visages complètent ou s'opposent à l'émoi de l'héroïne. Il fait surgir, cas excessivement rare l'inexplicable, ce qu'aucun mot ne peut traduire. De surcroît Dreyer était un immense metteur en scène de l'espace et du temps ; la science même du cinéma. Des films comme Dies Irae et Ordet en sont les exemples les plus parfaits avec les déplacements des acteurs dans l'espace qui aboutissent à une véritable architecture dramatique. Dreyer, autre fait unique, allant jusqu'à nous faire vivre un miracle en temps réel dans Ordet.

      Si, pour définir mon propos, je prends ces deux cinéastes : Bergman et Dreyer, c'est qu'ils ont profondément réfléchi sur l'être et su capter les variations les plus subtiles de la psychologie et de l' âme humaine avec cette culture du gros plan. Sinon le cinéma muet : Griffith (Naissance d'une Nation, Intolérance, Les deux orphelines), Murnau (La terre qui flambe, L'Aurore), King Vidor (La foule, Notre Pain quotidien), pour ne citer qu'eux, nous ont montré que l'essence de la mise en scène était de savoir remplir l'espace et d'orchestrer les personnages qui se trouvent à l'intérieur. Plus tard dans le temps j'aime bien citer à escient une oeuvre qui n'est sans doute pas de la même dimension que celles que je viens de nommer mais qui est malgré tout une belle leçon de mise en scène : il s'agit de Johnny Guitar de Nicholas Ray et notamment des deux scènes dans le saloon de Vienna ou une vingtaine de personnages s'affrontent dans l'espace du lieu, rythmées en plans de demi-ensemble et en plans moyens presque exclusivement. Ce sont deux moments assez long ou va naître un ressort dramatique exceptionnel et ou chaque personnage est plus vrai que nature.

      Plus près de nous encore avec Jacques Tati et son chef-d'œuvre Playtime nous avons une situation extrême du travail dans l'espace avec ici un refus total du gros plan qui est devenu chez Tati, de film en film, un principe de mise en scène. Son travail dans Playtime s'apparente autant à celui d'un chef d'orchestre ou d'un chorégraphe. Jean Badal son directeur de la photographie nous a laissé un bien intéressant témoignage : « Il prenait chaque acteur en particulier avant chaque prise - et il y avait parfois jusqu'à cinquante personnages dans le plan - et il indiquait les gestes que chacun d'eux devait faire, mimant chacun des rôles tour a tour. C'était un spectacle inoubliable. Il m'a dit que la caméra ne devait jamais se rapprocher des acteurs et que c'était au spectateur de faire son propre choix, que ce n'était pas l'axe de vision qui devait changer mais l'action ».

      Or, aujourd'hui nous assistons de plus en plus à une absence de mise en scène, en se servant très exclusivement du gros plan et du plan serré, pour raconter une histoire mais, bien souvent, avec le talent de Bergman et de Dreyer en moins. Bien sûr la technique du gros plan a été encouragée par le "petit écran", mais aussi pour des raisons économiques. Car il est bien évident qu'un film avec des gros plans évite tout un travail de mise en scène dans l'espace ou se révèle pourtant le vrai talent du réalisateur. Alors on écrit pour des acteurs en essayant de flatter leur ego avec des rôles psychologiques à leur mesure, car celles et ceux qui deviennent l'espace d'un instant cotés au box-office sont des moteurs économiques pour le film. On évite ainsi des repérages trop longs, des décors coûteux, et des tournages qui dépassent les limites du budget : "time is money".
De plus, de moins en moins de réalisateurs dignes de ce nom signent des films. Ils sont remplacés par des "créateurs" qui ont été de bons serviteurs de la télévision ou ont eu la chance d'appartenir à la bonne mouvance de l'intelligentsia et dont le souci numéro un est de faire du business plus que de l'art... quand ils en sont capables. Comme les décideurs d'aujourd'hui "savent ce que veut le bon peuple" les sujets sont inspirés par les drames souvent sordides de couple, de malveillance, les coups tordus dans la politique et la finance dont les gens s'abreuvent à longueur de journée à la télévision. Ce sont ces faits qui nourrissent les films. Aucune échappée vers d'autre horizons que ceux-là.
Et comme les écrans se remplissent de noirceur, quand un film nul sur le plan cinématographique mais qui fait sourire (rien à voir bien sûr avec Keaton et Chaplin) tel que Bienvenu chez les Ch'tis, c'est la ruée populiste : 20 millions d'entrée en salle, 15 à la télé !!! Pourtant les citoyens sont quand même loin d'être tous des imbéciles.... alors ?
Ce sera l'objet d'un prochain article.

 

Lionel Tardif