« Le plus grand metteur en scène du monde » selon Charlie Chaplin, Jean Renoir est pourtant peu connu pour son œuvre muette, dont La Fille de l'eau, réalisé en 1924, constitue le premier film et également le premier succès public de l'auteur. Dès le début, Renoir a donc été un cinéaste à succès, même s'il affirme s'être lancé dans le cinéma uniquement par amour pour Catherine Hessling, dernier modèle de son père Jean Auguste Renoir et femme du cinéaste : « J'insiste sur le fait que je n'ai mis les pieds dans le cinéma que dans l'espoir de faire de ma femme une vedette » affirme-t-il dans ses mémoires. Elle est en effet l'interprète du rôle principal des trois réalisations muettes de Renoir, dont un coffret a été édité chez Studio Canal après la restauration des trois pellicules par la Cinémathèque française en 2005, à l'occasion de l'installation du bâtiment dans ses nouveaux locaux.

      Sous l'influence de son père impressionniste, Jean Renoir a également interrogé la représentation de la réalité en art. La nature est à l'honneur, le film offrant de beaux plans de l'eau, comme souvent chez Renoir – on pense par exemple à l'ouverture de Partie de campagne. À cette époque, les films au fil de l'eau sont en vogue, comme La Belle Nivernaise de Jean Epstein, réalisé la même année, qui se passe également sur une péniche. Si Charlotte Garson parle de « métamorphoses du réalisme »[1], on remarque en effet que La Fille de l'eau est à la fois une belle représentation naturaliste de la vie en proche banlieue parisienne et une exploration presque surréaliste de la mise en scène du rêve au cinéma.

      Réaliste et onirique, burlesque et mélodramatique, ce film semble être une synthèse de tout ce que Renoir cinéphile connaît du cinéma. C'est ainsi que le propos de Eric Rohmer en 1979 « Renoir contient tout le cinéma » résonne parfaitement ici. La séquence de nuit après la disparition du père de Gudule, quand on drague le canal la nuit avec des lanternes pour tenter de retrouver le corps dans l'eau noire, fait écho avec une scène similaire dans L'Aurore de Murnau, qui sera réalisé trois ans plus tard. Icône française, il est cependant intéressant de noter que le cinéaste revendique davantage un héritage du cinéma américain, auquel il voue une admiration sans commune mesure - il partira en 1940 en exil aux États-Unis et obtiendra la nationalité américaine à la fin de la guerre.

      « Nous allions presque tous les jours au cinéma et avions fini par vivre dans le monde irréel des films américains (...) nous n'avions aucune considération pour le cinéma français [2]». Il est vrai que de nombreuses scènes comiques semblent inspirées du burlesque muet américain, comme lorsque parlant dans un mégaphone, Gudule se retrouve avec le contour de la bouche teinté de noir. Ces petites touches s'inscrivent néanmoins dans un récit mélodramatique. C'est juste après cette scène que le père de Gudule tombe à l'eau. Elle se retrouve orpheline, et son oncle dilapidant l'héritage du frère défunt dans l'alcool, il devient violent et elle doit fuir. On suit le parcours de cette victime qui, après de nombreuses péripéties et la rencontre d'une famille de gitans, sera recueillie par bonheur chez la famille la plus riche de la commune, les Raynal. Teinté de critique sociale, le film de Jean Renoir soulève de nombreux problèmes quant à l'opposition de la bourgeoisie et du petit peuple, la question de pauvreté étant au cœur du film. Le cinéaste est en effet à la fois « engagé et esthète, réaliste et formaliste[3] », et on retrouve un naturalisme quasi documentaire dans les scènes où Gudule rencontre les Gitans.

      Renoir interroge donc le rapport entre le cinéma et la réalité : « c'est tout le problème de la vérité intérieure et de la vérité extérieure [4]». L'important est l'émergence d'une vérité à partir d'une vision du monde donnée, réaliste et pourtant teintée d'imaginaire, mais un imaginaire naissant du rapport direct que le cinéaste a avec le milieu, comme Auguste Renoir peignant des paysages selon son ressenti, en abandonnant la norme de plate copie. Renoir sait tirer de son observation du quotidien des moments cinématographiques : il fait de la réalité le cinéma, en affirmant qu'il n'a pas besoin de la recréer en studio, tout étant déjà sur place – c'est ainsi qu'en exil aux États-Unis il lui sera difficile de s'adapter à la politique des studios américains. Dans ses mémoires Ma vie et mes films, il écrit que Catherine Hessling chantonnait en se préparant à prendre la pose le matin quand elle arrivait chez la famille Renoir. Or, dans La Fille de l'eau il semble que la scène où elle va au marché pour le jeune riche est directement inspirée de ces moments qui ont marqué Renoir quand elle « chantait à tue-tête quelques refrains des rues [5]». Une invitation à regarder de plus près la banalité du quotidien nous est en effet adressée dès l'ouverture du film, le texte initial orientant la lecture du film sous l'angle d'un « héroïsme de tous les jours ».

      Ce naturalisme s'accompagne en même temps d'un long passage onirique, quand après avoir couru toute la nuit « comme une bête traquée », Gudule tombe dans un sommeil profond qui l'emmène dans un monde surréaliste : « la pluie et la fièvre donnèrent des cauchemars à Gudule » nous dit l'intertitre. Renoir prend plaisir à transcrire ces hallucinations, ayant souvent formulé son amour pour les trucages. On retrouve en effet ce goût pour les prouesses techniques traduisant la féerie d'Andersen La Petite marchande d'allumettes (1928). « En cette décennie d'apprentissage sur le tas, Renoir déploie un maximum d'effets, et les séquences de rêve sont prétextes à maints flous et surimpressions [6]». Une partie de ce rêve a été tournée dans la forêt de Fontainebleau, la nature à sa disposition étant suffisante pour transcrire un monde onirique. À l'aide de surimpressions et d'objectifs déformants, le surréalisme prend le dessus : « pour un metteur en scène qui veut bien se donner la peine de regarder, tous les éléments de notre vie comportent leur côté féerique. Une station de métro peut devenir aussi mystérieuse qu'un château hanté [7]». Ce fut pour Renoir un vrai plaisir de pouvoir intégrer de tels passages dans la description naturaliste d'ensemble de La Fille de l'eau, un drame social qui, comme l'affirmation suivante, résume bien tout son cinéma : « J'avais l'idée que l'agrandissement de monstrueux détails naturels pouvait aider le spectateur à pénétrer dans un monde de rêve. Ma plus grande réussite dans ce genre fut la réalisation de mon rêve d'enfance, le gros plan d'un lézard occupant tout l'écran et devenant de ce fait un impressionnant crocodile. (...) En réalité, mes agrandissements étaient des tentatives pour échapper à la réalité photographique (...) cette découverte devait m'amener à ce qui demeure aujourd'hui mon ambition profonde, à savoir la recherche d'éléments féériques dans l'entourage le plus quotidiennement banal [8]».

Manon BILLAUT

[1] Charlotte Garson, Jean Renoir, Paris, Cahiers du cinéma, 2008
[2] Jean Renoir, Ma vie et mes films, Paris, Flammarion, 2008
[3] Charlotte Garson, op. cit.
[4] Jean Renoir, op. cit.
[5] Ibid.
[6] Charlotte Garson, op. cit.
[7] Jean Renoir, op. cit.
[8] Jean Renoir, op. cit.