de Gregori KOZINTSEV et Leonid TRAUBERG

      Les historiens de cinéma et les cinéphiles avancés connaissent l'importance de l'Avant Garde du cinéma russe. Ils se souviennent aussi qu'un jeune créateur, alors âgé de 19 ans, Gregori Kozintsev et son compère, à peine plus vieux, Leonid Trauberg créèrent dans les années 20 à Moscou la FEKS (la fabrique de l'acteur excentrique). On y propose un style d'interprétation puisé dans les techniques de la gymnastique, de la boxe, de l'équilibriste de cirque ; que les acteurs intègrent pour s'en servir dans leur jeu. Ce jeu apporte beaucoup au rythme de la scène à interpréter. L'acteur ne transmet pas totalement l'émotion par le seul jeu de son corps. Il fait également usage des rapports qui le lient aux objets et reporte sur eux, pour mieux le transmette, l'accord de l'émotion

      Dans cette école toujours et dans l'esprit de Méliès on développe l'idée des collages, des jeux à l'échelle des plans ; on fait des inversions de plans, la pellicule défile parfois alternativement sur le positif et le négatif, on utilise déjà les fondus enchaînés, les accélérés et les ralentis qui expriment la féerie, tout cela dans le but de déboucher dans un autre "espace temps".

      À partir de ces expériences passionnantes Kozintsev et Trauberg vont mettre en application leurs recherches avec des films comme Les Aventures d'Octobrine (1924) et Michka contre Youdevitch (1925) pour l'instant malheureusement invisibles. Il en est de même pour La Roue du diable, Le Manteau, SVD réalisés entre 1926 et 1928 dont on dit le plus grand bien. Puis ce sera en 1929 un des grands chefs d'œuvre du cinéma muet La Nouvelle Babylone, une commune de Paris sublimée pour être en même temps une page de la révolution russe avec une recréation du Paris de la belle époque aussi vrai que l'original. Dans ces temps-là, Kozintsev déclarait : "À quoi ça sert de rabâcher le quotidien alors qu'une révolution est en marche ?", condamnant ainsi le cinéma bourgeois intimiste où Mr Dupont trompe sa femme avec Mme Durand et vice-versa. Dans ce film prodigieux au niveau de la forme, les réalisateurs anamorphosent l'éclairage, ils marquent les cadrages en plongées maximales et retrouvent l'équivalent des subtilités littéraires par l'utilisation des oblitérations visuelles. À la sortie du film une collaboration fructueuse lie Kozintsev à Dimitri Chostakovitch qui accompagne le film dans les salles de Moscou. Cette collaboration se poursuivra avec Seule et, lorsque ce fut possible, jusqu'à son dernier film, le somptueux Roi Lear, en 1972. Apparaît aussi dans La Nouvelle Babylone une comédienne inoubliable, Elena Kuzmina, l'héroïne de Seule.

      Avant d'aborder ce film d'exception il est bon de rappeler comment s'établissait la collaboration entre Kozintsev et Trauberg. L'apport de Leonid Trauberg se situe au niveau du scénario, du découpage et des dialogues, quant au dessin des caractères et à la dynamique visuelle elle incombe à Gregori Kozintsev.

      Seule fait partie des trois premiers films sonores soviétiques qui vont être réalisés grâce aux travaux sur le son du Pr Chorine. Le premier sera La Symphonie du Donbass (1930) de Dziga Vertov, le second Seule (1931) et le troisième Les Chemins de la vie de Nicolas Ekk également de (1931) le plus abouti concernant la maîtrise du son.

      L'importance de Dimitri Chostakovitch est primordiale dans Seule car il participe dès l'écriture du scénario à la conception artistique du film.

      Le sujet est à la fois simple et grandiose. Une jeune institutrice (Elena Kuzmina) finit l'institut pédagogique pour exercer le métier. Elle n'aspire qu'à une vie heureuse avec son mari. La vie facile, matérialiste, dans la grande ville l'attire avant tout. Mais le gouvernement la nomme dans l'Altaï pour aller faire l'école aux jeunes Mongols. Elle refuse sa nomination dans un premier temps puis sous les pressions accepte finalement le poste. Alors, elle est projetée dans un autre monde, à des milliers de kilomètres de chez elle, un monde où règne le chamanisme et où les "citoyens" font peu de cas du prêchi-prêcha du commissaire politique envoyé sur les lieux pour convertir ces gens à la pensée marxiste-léniniste. La jeune femme se trouve précipitée dans une toute autre appréhension des valeurs, bien loin de ses préoccupations de petite bourgeoise. Elle découvre une vie faite de rituels, d'appels des esprits, des âmes sœurs, au rythme des tambours de cérémonies et où le combat de l'existence se conjugue au quotidien. Au contact de ce peuple, l'institutrice découvre un autre sens de la vie qu'elle va essayer de comprendre puis d'intégrer. Cela est d'autant plus important qu'elle doit adapter l'enseignement de base qu'elle doit dispenser en fonction de cette culture. Mais elle s'attire le courroux du koulak chef du soviet rural, bureaucrate corrompu qui va essayer de détruire tout ce qu'elle entreprend. L'institutrice continue malgré tout ce qui lui semble juste mais est enlevée et laissée pour morte dans la steppe. Sa plus belle récompense est celle de ses petits élèves qui viennent se mettre en arc de cercle autour de son lit pendant qu'elle revient à la vie. Elle est rapatriée chez elle par un avion filmé comme un dragon des temps modernes qui glisse dans la neige auprès des animaux de pouvoirs des chamans mongols.

      Je raconte ici ce que, idéalement, Kozintsev et Trauberg ont sans doute voulu faire passer, car il manque malheureusement la bobine 6 sur 7 au total qui nous épargne sans doute l'ajustement qu'ont dû faire les auteurs par rapport à la politique en cours en Union Soviétique où Staline régnait déjà en maître absolu. Il est certain qu'il devait être difficile à l'époque de faire avaler que le chamanisme des Mongols méritait plus d'écoute que les discours de Moscou. Le film avait pour but de montrer la difficulté de la collectivisation des campagnes reculées.

      La copie de ce film vient d'une réédition du Gosfilmofond (la Cinémathèque de Moscou) en date de l'année 1966. Les traces sonores sont minimes et viennent des prises de vues effectuées dans la grande ville car la station mobile de Chorine n'a pu être emmenée dans l'Altaï. Le reste des ambiances ne sont pas en son direct et très souvent les intertitres font avancer l'action. Le film était entreposé à Leningrad et c'est lors d'un incendie qu'une bobine a brûlé et que la bande sonore a subi une grave détérioration. Un nouvel enregistrement de la musique de Chostakovitch a été effectué en 2004 avec le " Basel Sinfonietta " de la télévision et radio suisse alémanique avec le concours de la ZDF et Arte Film Concert sous la conduite de Mak Fitz-Gerald et Christophe Meyer.

      Pouvoir voir ce film avec une bande sonore épouvantable mais avec la musique de Chostakovitch est d'une grande importance. En effet, la musique suit toutes les inflexions satiriques, lyriques, moqueuses etc., que les auteurs ont voulu y mettre pour une autre lecture. Mais surtout, nous ressentons la volonté de nous transmettre une véritable symphonie visuelle. La confrontation des personnages dans la steppe adopte un coté hiératique qui en fait un opéra proche de ce que fera beaucoup plus tard Glauber Rocha dans Antonio Das Mortes. Comme chez Eisenstein, le choix du casting est fait avec une connaissance exceptionnelle de la géographie d'un visage.

      L'alternance des gros plans, des plans d'ensemble et des plans généraux (ceux de la ville ou de la steppe témoignent d'un prodigieux sens du visuel) sont déjà en eux-mêmes une symphonie. Quant à Elena Kuzmina, elle crève littéralement l'écran. Elle nous propose une gamme d'émotions unique. Cette actrice rayonne de bout en bout. Je pense en la voyant à la Janet Gaynor des films de Borzage. Nous devions la revoir deux ans plus tard dans l'un des chefs d'œuvre de Boris Barnet Okraïna.

      À signaler aussi la présence dans Seule de l'acteur Sergueï Guerassimov qui deviendra en 1957 le réalisateur talentueux du Don paisible.

      Après Seule Kozintsev et Trauberg devaient signer la fameuse trilogie sur Maxime combattant exemplaire avant, pendant et après la Révolution d'Octobre. Ils se sépareront en 1945 et Gregori Kozintsev va ensuite signer seul trois splendeurs Don Quichotte (1957) avec Nicolas Tcherkassov (Alexandre Nevsky et Ivan le Terrible) puis le plus beau Hamlet de l'histoire du cinéma avec Innokenti Smoktunovski (1964) et enfin, un autre très grand Shakespeare en (1972) Le Roi Lear avec le fascinant acteur estonien Yuri Yarvet.

Lionel Tardif