Alors qu'une nouvelle saison s'ouvre pour la Cinémathèque de Tours il est de bon ton de s'interroger sur l'avenir du cinéma dont nous voulons être les gardiens vigilants. Nous guettons les dangers qui le menacent pour mieux les dénoncer. Le numérique, la 3D risquent à nos yeux de mettre en péril l'héritage légué par tous ces réalisateurs qui figurent au Panthéon du 7ème art.

    Certes ces nouvelles techniques remettent en question les fondements même du cinéma. Demain aurons-nous encore accès à tous ces films patrimoniaux qui fondent notre culture cinématographique ? Ils risquent de ne plus pouvoir être diffusés dans les salles faute de projecteur. Les images en 3D relègueront les autres films au même purgatoire qu'ont connu les films muets avec l'apparition du parlant. Un purgatoire qui risque de se transformer bien vite en enfer. Bon nombre de films muets ont tout simplement disparu soit qu'ils aient été brûlés soit qu'ils aient été rendus à l'état de poussière faute d'entretien.

    Cette crainte réelle se justifie-t-elle pleinement ? Ne convient-il pas de modérer notre appréhension ? L' histoire du cinéma nous enseigne qu' il a toujours dû affronter et assimiler des transformations techniques dictées par des impératifs commerciaux et qui chaque fois remettaient en question sa dimension artistique. Ne nions pas les dangers réels qui menacent aujourd'hui le cinéma que nous aimons. L'histoire du cinéma peut nous aider à porter un jugement moins pessimiste sur ces évolutions. Pensons à Chaplin qui sut traverser, certes non sans mal, l'épreuve du cinéma parlant.

    Dès son apparition, le cinéma parlant a posé un véritable problème d'identité à bon nombre d'acteurs qui ne purent de ce fait s'adapter aux nouvelles exigences de la production cinématographique, et ce parce que souvent leur voix ne semblait pas correspondre à leur image. Souvenons-nous de ces séquences hilarantes dans Chantons sous la pluie où nous voyons une actrice du muet avoir recours aux services d'une collègue qui, dissimulée derrière un rideau, double sa voix défaillante. Ce problème d'identité se justifie d'autant plus qu'il ne se posait pas avec le cinéma muet ou avec la radio. Dans l'un le corps est mis pour le tout, dans l'autre la voix seule exprime l'identité de l'individu. Or, vouloir assembler le corps à la voix comme veut le faire le cinéma parlant, relève d'un véritable fantasme qui consiste à croire en une cohérence naturelle entre le corps et la voix alors que l'on sait que le sujet humain est le produit de sa propre histoire et que sa voix résulte toujours de sa structuration par le langage.
Contrairement à bien d'autres réalisateurs-acteurs, et nous pensons en premier lieu à Buster Keaton, Charlie Chaplin va réussir à traverser la crise provoquée par l'apparition du parlant, non sans douleur. Il faut attendre 1947 pour voir son premier film entièrement parlant, Monsieur Verdoux, soit vingt ans après la sortie du Chanteur de Jazz, considéré comme le premier film parlant.

    Dès 1913, il s'est affirmé en créant le personnage du vagabond, Charlot, qui appartient à la tradition du burlesque américain. Dans cette période muette, tout son discours passe par la gestuelle de la pantomime qui s'appuie sur le vêtement et le maquillage. Son personnage condense la société avec ses contradictions. Le haut du corps qui nous apparaît comme rigide et qui renvoie à une certaine société respectable basée sur l'ordre, la maîtrise du pouvoir, représente le côté gentleman du personnage. Au contraire le bas est en totale opposition et l'inscrit dans le monde du cirque. Son pantalon démesurément long et large, ses chaussures de clown, sont autant de signes qui font de lui un vagabond.

    Pour relier le haut et le bas du corps, pour donner de la cohérence à son personnage, Chaplin a recours à une canne dont il joue habilement.

    Cette opposition qui se retrouve également dans les lieux qu'il fréquente, à savoir les salons et la rue, est source de gags. Dans les salons une agitation frénétique s'empare du bas de son corps et provoque le désordre. En revanche dans la rue, souvent malfamée, il multiplie les marques de politesse. Ainsi dans tous ses films, Chaplin dessine la silhouette sombre, en noir et blanc, d'un personnage pensé à partir de l'effet qu'il cherche à produire. Sa moustache qui n'appartient qu'au personnage et non à l'acteur, souligne les mimiques du visage dont la mobilité est renforcée par le maquillage. Cette expressivité du visage ainsi obtenue conditionne son art de la communication. On comprend alors que la parole lui est totalement inutile. Ce corps sans voix se suffit à lui-même. De plus la composition de ce personnage détermine sa mise en image. Charlot dont on ne peut isoler une partie du corps, doit être filmé en plan pied. Comment introduire alors cette nouvelle technique du cinéma parlant qui oblige à cadrer les personnages en plans serrés à cause de son caractère rudimentaire et donc à paralyser le mouvement du corps ? La synchronisation son-image provoque une régression dans l'écriture cinématographique. Aussi Chaplin ne peut-il se résoudre à enchaîner son personnage dans le carcan que lui impose le cinéma parlant. Son personnage, Charlot n'y survivrait pas !

    Si de 1914 à 1928, c'est-à-dire jusqu'à l'apparition du parlant, Chaplin tourne 73 films, de 1931, après une interruption significative de 3 ans, à 1940, il ne réalise que 3 films: City Lights en 1931; Les Temps Modernes en 1936 et Le Dictateur en 1940. C'est dire que le parlant le remet en question. Pour lui « le cinéma parlant s'attaque à la tradition de la pantomime ». Il doit donc s'approprier cette nouvelle technologie s'il ne veut pas renoncer à son art !

    City Lights (Les Lumières de la Ville) est son premier film sonore bien qu'il reste néanmoins fidèle au cinéma muet. Il raconte l'histoire d'un vagabond, Charlot, qui tombe amoureux d'une jeune fleuriste aveugle qui se méprend à son égard en le prenant pour un riche promeneur. Grâce à un millionnaire alcoolique qu'il sauve de la noyade, Charlot parvient à remettre à la jeune aveugle la somme nécessaire à son opération. Après un long séjour en prison, Charlot, misérable, erre dans les rues et découvre avec joie, à travers la vitrine d'un fleuriste sa jeune protégée guérie. Celle-ci, prise de pitié et ne le reconnaissant pas lui tend une fleur et une pièce de monnaie qu'il accepte sans rien dire.

    Ce film s'ouvre sur une séquence d'inauguration d'une statue en l'honneur de la prospérité. Nous sommes en 1931, c'est-à-dire en pleine crise économique !

    Un face à face oppose le vagabond qui a trouvé refuge sur cette statue et les représentants de la société respectable harnachée dans ses uniformes et ses hauts de forme. Aucune communication entre eux ! La séquence est filmée en champs-contrechamps. A aucun moment Charlot ne partage le cadre avec ces bourgeois outrés. Tout Chaplin est contenu dans cette séquence. Son personnage est un inadapté social qui a toujours entretenu des rapports difficiles avec les représentants de l'ordre et de l'autorité, ce qui a toujours constitué un des ressorts de son comique. Face à ces bourgeois bien-pensants et comme il l'a toujours fait dans ses films précédents, il exhibe son corps, un corps qui transpire, qui le démange, qui pue. Cette mise en scène du corps tient de la provocation aux Etats-Unis notamment quand, pris dans une posture fâcheuse, il ne parvient pas à tenir l'immobilité de convenance au moment de l'exécution de l'hymne américain. Au delà de cette dénonciation d'une société satisfaite d'elle-même, de sa prospérité acquise sur le dos de millions de chômeurs condamnés à devenir des vagabonds, Chaplin s'en prend au cinéma parlant. Sa mise en scène est toute théâtrale. Les plans sont fixes. Ce n'est pas la caméra qui bouge mais son corps qui, par sa gestuelle, parle, se libère et ce faisant pervertit cette statue qui devient comme obscène.

    Avant de dévoiler cette statue, les officiels se doivent de prononcer les discours de circonstances. Leurs voix sont inaudibles, nasillardes, comiques comme si Chaplin dénonçait la vacuité des paroles prononcées. Le choix du cadrage frontal souligne l'opposition entre Charlot, d'une part, filmé en plan pied, dont le corps par ses seuls mouvements dénonce l'hypocrisie de la classe dominante et d'autre part ces orateurs figés, filmés en plans serrés dont la parole sombre dans un magma sonore qui les rend ridicules. La présence des micros dans le cadre n'est là que pour mieux dénoncer l'origine de cette paralysie de leurs corps et l'insignifiance de leurs discours.

    Tout le parcours de Chaplin se trouve être tracé : comment va-t-il passer de cette parole insignifiante à une parole signifiante, celle que l'on entend dans la scène finale du Dictateur où il lance au monde son message d'espoir ?

    Dans le film, il émet pour la première fois un son, celui d'un sifflet qu'une jeune femme lui a glissé dans la bouche et le lui a fait malencontreusement avaler lors d'une ''party'' à laquelle le vagabond assiste en tant qu'invité du millionnaire alcoolique. Au moment où il avale le sifflet, la musique off qui couvre la séquence, s'arrête. Ce silence qui caractérise le cinéma parlant (rappelons au passage que le cinéma parlant c'est d'abord l'invention du silence au cinéma) fait entrer Charlot dans le monde du sonore. Subitement un son du cinéma sonore perturbe l'image du cinéma muet. Ce son qui vient du ventre et non de la bouche, n'est pas encore maîtrisé et est équivoque. Chaplin doit apprendre à le maîtriser pour mieux s'en servir. Il relève de l'incontrôlé et n'est pas oralisé par le langage. Tout le problème de Chaplin va consister à oraliser la parole, cette parole dont il doit accoucher.

    Il faut attendre cinq ans pour que Chaplin réalise son film suivant, Les Temps Modernes qui s'ouvre sur l'image d'une horloge, véritable métaphore des Temps Modernes , qu'il va filer tout au long du film par la description de l'usine avec les engrenages de ses machines. Cette horloge renvoie sur un plan formel à la préoccupation majeure de Chaplin cinéaste: la présence du son synchrone au cinéma, dix ans après son introduction. Avec le son synchrone les images défilent au rythme imposé de 24 images par seconde. Dès lors, les films ne se mesurent plus par leur longueur mais par leur durée. Le projectionniste perd toute liberté dans le rythme de défilement des images. L'ingénieur du son règne en maître tyrannique sur les plateaux de cinéma. La caméra, parce que bruyante, est confinée dans un caisson hermétiquement fermé dans lequel le cadreur manque chaque fois d'étouffer.

    L'image dans ce film reste fidèle au cinéma muet tandis que le son est associé aux rapports d'exploitation de l'homme. Les bruitages et les paroles relèvent de l'inhumain. La parole, celle du patron, est toujours retransmise par des moyens techniques dans le but unique de contraindre les travailleurs à exécuter leurs tâches répétitives à une cadence sans cesse augmentée. Rien d'étonnant que Chaplin affiche sa solidarité avec le monde du travail en enchaînant son personnage, Charlot, à cette chaîne de production dont il ne peut se libérer que dans la folie, chaîne de production qui ressemble étrangement à une pellicule qui défile à un rythme imposé.

    C'est dans ce film que Chaplin finalement parvient à franchir ce mur contre lequel il se heurtait: le son. Charlot qui enchaîne les petits boulots entre deux séjours en prison finit par trouver un emploi de serveur-chanteur dans un restaurant grâce à une gamine qu'il a recueillie. Il va interpréter alors pour la première fois une chanson, Je cherche après Titine, connue aussi sous le nom The Nonsense Song, en utilisant une technique empruntée au théâtre, plus précisément à la commedia dell'arte: le grommelot qui consiste à utiliser des mots qui n'ont aucun sens parce que les sons qui les constituent sont empruntés à des langues diverses. Imaginez l'émotion des spectateurs qui entendent pour la première fois sa voix alors qu'ils le connaissent depuis plus de vingt ans !

    L'accouchement de cette parole n'est pas aisé. Comme il ne parvient pas à retenir les paroles de cette chanson qu'il doit interpréter, sa compagne les lui écrit sur la manchette de sa chemise. Loin de résoudre ses difficultés de mémorisation, ce geste n'est pas sans ambiguïté. Charlot en voulant lire les paroles de la chanson, semble consulter sa montre comme s'il voulait rentrer dans les temps modernes. Lorsqu'il franchit la porte qui le sépare de la salle du restaurant, il envoie involontairement le texte au diable et retrouve ainsi l'art de la pantomime. La manchette sur laquelle étaient inscrites les paroles et qui le retenait comme un cordon ombilical s'est envolée. Charlot la cherche de partout, les spectateurs s'impatientent. Il s'en tire grâce à son amie qui l'encourage par gestes, à se libérer des paroles de la chanson, c'est-à-dire du dire, du message. Alors la voix se libère. Encore une fois, c'est une femme qui est à l'origine de cet accouchement, lui qui est devenu un artiste à l'âge de 5 ans en remplaçant au pied levé sa mère qui s'était brisé la voix sur scène. Ses premiers mots sont ceux d'une chanson. Etrange coïncidence avec les théories de Rousseau qui affirme dans son Essai sur les origines des langues que l'homme a atteint le stade de la parole en commençant par chanter !

    Lorsqu'il a fini de chanter, Charlot s'en va sous les applaudissements en faisant le geste de tirer le rideau sur son personnage comme si cet accouchement difficile de la voix signifiait, pour lui, la mort de son personnage. Cet adieu au cinéma muet est comme un hymne à l'art de la pantomime. Il nous a donné à entendre la musique de sa voix comme s'il voulait affirmer que l'on n'a pas besoin de langue pour parler. Il surmonte les frontières que le cinéma parlant a imposées. Lui, l'homme le plus célèbre du monde, veut s'adresser à tous les hommes, au-delà des barrières linguistiques (à une époque où l'on ne savait pas doubler les films) et reste fidèle à l'universalisme de la pantomime et de son personnage. A la fin du film, il reprend ses vêtements de Charlot avant de mourir dans la profondeur d'une image qui s'annihile dans un fondu au noir.

    Si Chaplin transcende le passage à la parole dans Les Temps Modernes, Le Dictateur est comme le chant du cygne pour son personnage de Charlot. Ce film joue sur l'opposition et le dédoublement du barbier juif, personnage muet et du dictateur Henkel qui incarne le mauvais usage de la parole. Ce dictateur parle pour ne rien dire, sa parole retransmise n'est que vocifération. Cependant il a la maîtrise du son. D'un geste il est capable d'imposer le silence ou de provoquer les applaudissements. Lui dont on pouvait dire qu'il était un corps sans voix devient dans ce film un corps avec voix lors du fameux discours final, véritable hymne à la liberté pour finir par être une voix sans corps, à la toute fin du film lorsque sa fiancée Hannah, au-delà des distances qui les séparent, entend son message d'espoir. Cette libération de la voix par rapport au corps se réalise en une quinzaine d'années, le temps nécessaire pour que Chaplin s'approprie cette nouvelle technologie qui bouleversa la production cinématographique.

    Chaplin n'incarne plus un vagabond mais un barbier c'est-à-dire un personnage muni d'un statut social. Il ne s'agit plus pour lui de se situer en marge d'une société dont il s'est attaché à en dénoncer l'hypocrisie, mais plutôt de défendre des idées de démocratie, de liberté, les droits fondamentaux de l'Homme bafoués par tous ceux qui professent la haine et l'exclusion avec d'autant plus de force qu'il se situe du côté des victimes en inscrivant son personnage dans la communauté juive. Il y a urgence à s'emparer du pouvoir de la parole. Il ne s'agit plus de laisser ces dictateurs la monopoliser pour mieux enfoncer l'humanité dans l'obscurantisme le plus profond.

    Par un quiproquo, le barbier se substitue au dictateur et doit prononcer un discours de victoire devant l'immense assemblée venue l'acclamer pour l'annexion de l'Österlich. Il ne peut alors se soustraire. Lentement il gravit comme un échafaud au son d'une musique funèbre, les marches qui doivent le conduire à la tribune. Le mot LIBERTY est gravé sur la pierre. Il doit parler, il doit conjoindre le dire et le dit. Les choses ont changé. L'heure est à la défense de valeurs universelles qui sont menacées. Le premier plan de Chaplin face au micro est bouleversant. Il hésite comme si sa voix ne parvenait pas à décoller. Puis il se lance assumant sa voix. Il se libère de son corps pour gagner une voix qui porte au loin, au-delà de l'horizon, une voix efficace qui parle à l'humanité toute entière. Mais à quel prix ! Son engagement d'artiste, de citoyen pousse Chaplin à sacrifier son personnage, son art. Charlot meurt. Il abandonne son accoutrement pour n'être plus qu'une voix off, cette voix qui transcende l'espace et le temps et qui lui assure l'éternité.

    Chaplin a fait preuve d'obstination dans son appropriation des techniques sonores qui se sont imposées à lui comme aux autres dès 1927. Il a refusé la facilité qui est une forme de démission. Il a compris que dans le cinéma plus que dans tout autre art, l'artiste est sans cesse confronté à une évolution technologique qui le remet chaque fois en question et qui l'oblige à se dépasser. La refuser c'est se condamner à disparaître.

    Alors soyons vigilants tout en continuant à croire au cinéma, à sa capacité de renouvellement. C'est en cela que le cinéma est un art.

Louis d'Orazio