"New York Miami" et "Macadam Cowboy" ou l'inversion des pôles de l'espérance.

    ''New York Miami'' (It's happened a night) de Frank Capra (1934) et ''Macadam Cowboy'' (Midnight Cowboy) de John Schlesinger (1969) font très certainement partie du répertoire filmique de tous les cinéphiles. Nous sommes effectivement là en présence de deux très bons films, reconnus comme tels et couronnés de succès en leur temps : 5 oscars pour New York Miami (meilleur film, meilleur scénario, meilleure mise en scène, meilleure interprétation masculine (Clark Gable) mais aussi féminine (Claudette Colbert) ; 3 oscars pour Macadam Cowboy : meilleur film, meilleur mise en scène, meilleure adaptation de scénario. Parce qu'il nous est plus contemporain mais aussi grâce à la célèbre musique de John Barry, Macadam Cowboy est sans doute davantage présent dans les esprits de beaucoup, mais la présentation de New York Miami à la cinémathèque des Studios lors de la saison précédente nous a permis de nous remémorer, avec beaucoup de plaisir, ce film.

    Si tout ou presque semble opposer ces deux films il existe pourtant une grille de lecture à travers laquelle il n'est pas inintéressant de les comparer. Partant de l'idée que les films sont aussi (mais pas seulement) le reflet des sociétés de leur temps il convient de souligner que New York Miami et Macadam Cowboy sont tous deux réalisés et produits à un moment de crise, de remise en cause, voire de déclin de la société américaine.

    Lorsque sort New York Miami les Etats-Unis traversent depuis 5 ans la crise la plus intense de leur histoire économique, et la fin des années 60 pour Macadam Cowboy correspond bien à une période de rattrapage de l'économie américaine par le Japon et l'Allemagne, une époque où la productivité américaine stagne, où les doubles déficits du commerce extérieur et du budget commencent à se mettre durablement en place, une période où s'ouvre le déclin des villes du Nord Est des Etats-Unis, New York en tête.

    Ces époques de crise produisent davantage de marginaux, de laissés pour compte, de chômeurs en mal d'insertion et cette thématique est bien, plus ou moins, présente dans les deux films. Certes il s'agit là d'une trame d'arrière plan de New York Miami et une première lecture du film pourrait très bien ne retenir que l'aspect de comédie sentimentale assez typique de l'œuvre de CapraL'extravagant Mr Deeds » 1936 ; « Mr Smith au Sénat » 1939). Mais lorsqu'on y regarde de plus près certaines scènes traduisent bien cette thématique des laissés pour compte d'une société en crise : les compagnons d'Ellie Andrews et de Peter Warne dans ce fameux bus qui remonte la côte atlantique étatsunienne sont justement, pour une grande partie, des miséreux qui tentent leur chance à New York : une scène est particulièrement édifiante lorsqu'une femme tombe d'inanition dans le bus parce qu'elle n'a pas mangé depuis plusieurs jours et que Peter Warne la secoure financièrement en lui donnant spontanément son dernier billet. Un peu plus loin dans le film lorsque Peter est bloqué à un passage à niveau et qu'il est contraint de voir passer un train qui remonte peut être sur New York ou vers les Etats industrialisés des grands lacs, on y aperçoit, certes rapidement, un certain nombre de vagabonds montés sans doute clandestinement sur les toits des wagons : l'image classique « des hoboes » américains, selon la terminologie consacrée, ces migrants chômeurs des années 30 cherchant du travail et un meilleur sort dans les régions moins sinistrées et plus dynamiques des Etats-Unis.

    Dans Macadam Cowboy cette thématique de la marginalité est en revanche au premier plan du film, et est incarnée par les deux personnages principaux : Joe Buck (Jon Voight), le texan qui tente de trouver fortune comme gigolo pour dames riches, Rico Rizzo (Ratso) (Dustin Hoffman) l'émigré italien souffreteux, boiteux, poitrinaire, qui vit dans un squat en attendant sa démolition. Cette Amérique de la fin des années 60 début 70 en crise morale, politique et économique est aussi une Amérique des paumés et ce thème de la prostitution masculine aussi explicitement abordé, avec quelques scènes violentes et sordides, fera d'ailleurs, à l'époque, classer le film en catégorie X lors de sa sortie, ce qui ne l'empêchera pas d'obtenir l'oscar du meilleur film comme nous l'avons vu. Mais c'est aussi par ses décors naturels urbains que Macadam Cowboy nous offre la vision d'une ville en déclin et en crise : le squat de Ratso tourné à l'hôtel Claridge à Midtown-Manhattan, à proximité de Times Square fut effectivement construit un peu avant la guerre de 14 et date des premiers Skyscrapers new yorkais. A l'époque du film il n'était plus que l'ombre de lui-même, comme en témoignent les vitres cassées, les murs lépreux et la façade délabrée du Squat de Ratso. L'immeuble fut d'ailleurs démoli quelques temps après en 1972. Pourtant dans le même secteur de tournage à Midtown- Manhattan Joe Schlesinger fait allusion à l'occasion de plusieurs scènes au Mutual of New York Building surnommé Mony Building construit au début des années 50 et siège d'une puissante compagnie d'assurance : New York c'est aussi et toujours la ville des « corporate headquarters » ; le film permet, s'il en était besoin, de nous le rappeler.

    Mais l'errance urbaine des deux amis Joe Buck et Ratso est l'occasion de nous dresser plutôt le portrait d'un New York délabré et coupe-gorge qui a bien perdu de sa superbe des années 30, époque de l'Empire State Building ...et du tournage de New York Miami.

    Le croisement des deux films est effectivement l'occasion de s'interroger sur les migrations des marginaux et des paumés, au sein de la société américaine en crise (mais cette réflexion pourrait être reprise dans n'importe quel autre espace, notamment en France, à partir d'autres références filmiques). D'une certaine façon New York Miami et Macadam Cowboy traduisent l'inversion des pôles géographiques de l'espérance et la fameuse ligne de bus New York Miami via Jacksonville, Savannah, Richmond, Newark, ligne toujours fonctionnelle aujourd'hui et qui relie New York à Miami en 1 jour et 9 h 30, est bien le point commun des deux films. Dans New York Miami les deux protagonistes sont accompagnés dans leur voyage improvisé par quelques hoboes, qui montent sur New York pour tenter d'y trouver un travail, fuir un lieu de misère et tenter de se refaire une vie : c'est bien le Sud profond atlantique des Etats-Unis, espace sous industrialisé qui ne s'est pas encore relevé de la guerre de sécession, et constitué des Etats les plus Pauvres de l'Amérique qu'il s'agit de quitter à l'époque, pour atteindre « les lumières de la ville » new yorkaises (le film de Chaplin date de 1931). Dans Macadam Cowboy les deux protagonistes font exactement le voyage inverse mais par la même ligne de bus : Joe Buck amène Ratso en Floride pour qu'il profite du soleil subtropical de cet Etat (« the Sunshine State ») ; mais Ratso meurt dans le bus à côté de son ami en arrivant à Miami Beach. C'est au contraire à l'époque de la fin des années 60, début 70 un New York en crise urbaine profonde qu'il s'agit de quitter pour atteindre la Floride, Etat de la Sun Belt, alors en pleine croissance démographique et économique. (La Floride, état sous peuplé au début du XXème siècle est ainsi aujourd'hui le 4ème Etat démographique des Etats-Unis).

    Croiser le regard sur ces deux films, réalisés à deux moments différents de l'histoire économique des Etats-Unis, est donc aussi l'occasion de décrypter derrière les scénarii un discours implicite sur l'espace américain, notamment sur sa façade atlantique. En un peu plus d'une génération la symbolique du sens du trajet sur cette ligne mythique New York Miami s'est inversé : alors qu'il s'agit de tenter sa chance à New York dans les années 30, ville de tous les possibles, il s'agit au contraire de fuir une ville délabrée et l'Héliotropisme guide, au contraire, les protagonistes et les spectateurs vers la Floride. Nous apercevons ici toute la richesse du cinéma qui, dans le cadre de nombreux films, peut s'analyser à de multiples niveaux : la réflexion sur l'espace géographique et sa symbolique constitue, très certainement, un de ces niveaux.

Eudes Girard