En 1959 il écrivait : « Je ne suis pas un homme de théorie mais je prends la matière de mes films dans la vie. Bien ou mal, j'ai toujours essayé de montrer l'époque contemporaine, l'homme vrai des temps soviétiques .Mais ce n'est pas facile...» (Cité par Georges Sadoul) .

    Boris Barnet s'est donné la mort en 1965, peu après que la Cinémathèque de Paris lui ait rendu hommage sans pour autant que, 40 ans après, les historiens de cinéma lui accordent enfin la place qu'il mérite. L'alcool, fléau de l'époque Brejnev, joua sans doute un rôle dans cette fin un peu prématurée.

    En effet, il appartient à cette catégorie de cinéastes un peu oubliés dont l'œuvre demeure mal connue car trop souvent réduite à quelques films emblématiques systématiquement repris par les ciné-clubs (Pour faire simple : La jeune fille au carton à chapeau, Okraïna et Annouchka), mais c'est avant tout par une œuvre homogène que se découvre la véritable richesse de ce cinéaste atypique.

    En fait cet oubli est avant tout de nature politique.

    Rappelons que dans les années 20, l'URSS fut, comme la plupart des pays européens, un bouillonnant creuset intellectuel dont émergea une profonde évolution artistique touchant la plupart des arts figuratifs, y compris, naturellement, le cinéma. Rappelons qu'à partir de 1919, Lénine et Trotski vont faire en sorte que celui-ci devienne le principal moyen de communication populaire (Lénine disait : « pour nous le cinéma est de tous les arts le plus important ») et constitue un moyen de propagande privilégié pour la bonne et simple raison qu'il n'est pas nécessaire de savoir lire ou écrire pour comprendre un film, ou lorsque le public est constitué de populations qui ne parlent pas Russe et qui sont parfois extrêmement loin de la capitale. La plupart des cinéastes soviétiques n'auront donc qu'un seul but et qu'une seule ambition : développer la valeur dialectique de la narration cinématographique car construire une vision de l'histoire révolutionnaire, c'est d'abord définir une théorie spécifique de la narration et du montage.

    Malgré les évolutions sociales, le cinéma soviétique restera un des liens effectifs du pouvoir central avec la population, avec toutes les implications que cela peut avoir en termes de directives, de manipulations, de censures. Le cinéma allait être constamment tenu sous la coupe d'un vaste consortium paternaliste, au sens stalinien du terme, situation qui perdurera jusqu'aux années 80.

    Quelles que soient les réussites de ces grands créateurs cinématographiques que furent Vertov, Poudovkine, Eisenstein, Dovjenko, Donskoï, etc, ils contribuèrent tous à la propagande inhérente à cette dialectique matérialiste qu'imposait le système. Tous firent des films visant à glorifier la révolution bolchevique, non sous la contrainte mais parce qu'ils croyaient profondément aux valeurs qu'ils entendaient promouvoir tous comme d'autres, sous d'autres cieux, faisaient la propagande du libéralisme (Vidor, Capra, Ford....)

    Boris Barnet échappe à cette uniformisation comportementale d'où le dédain avec lequel il fut trop souvent traité. Il disait d'ailleurs être resté éloigné de la politique (il n'adhéra au Parti Communiste qu'en 1939 sous la pression des événements). Et son œuvre démontre parfaitement l'écart qu'il sut mettre entre sa manière de filmer, ce qu'il filmait, et la propagande officielle que recelaient les sujets des films qui lui étaient confiés. Cet état de fait est particulièrement clair dans ses premiers films : La jeune fille au carton à chapeau – les difficultés de se loger à Moscou, La maison de la rue TroubnaÏa – l'incitation à voter, Okraïna – chant patriotique sur la guerre de 14, qu'il transforme par son écriture cinématographique en comédies dramatiques empreintes d'humanisme et de tendresse. Car c'est bien l'amour et la poésie qui constituent la première source d'inspiration du réalisateur.

    Quelques cinéastes surent s'affranchir (plus ou moins complètement) des dogmatismes d'est ou d'ouest et laissèrent une œuvre beaucoup plus poétique. Pensons à Borzage, à Stroheim, Sternberg, Flaherty ou dans la vieille Europe, moins soumise aux dogmes sociaux, à Lang, Bunuel, Murnau, Renoir... Barnet, citoyen soviétique, appartient évidemment à cette catégorie de réalisateurs, à ces créateurs authentiques qui regardent le genre humain avec infiniment de tendresse et une sorte de bienveillante ironie qui relativise tout aussi bien le drame que la comédie. Il porta sur ses contemporains un regard personnel tolérant qui rendait aux plus caricaturaux de ses personnages une consistance humaine. L'ingénuité de ses personnages, leur absence de cynisme, génèrent ce cinéma ''moderne'', empreint de l'enthousiasme juvénile qui caractérisait, semble t-il, les jeunes révolutionnaires des années 20.

    Son cinéma est celui de Jean Renoir et trouve une filiation chez Iosseliani.

    Il peignit en effet toutes les classes de la société avec un œil compréhensif et ne se contenta pas d'exalter la classe ouvrière ou de chanter les prouesses des paysans collectivisés. Cela, bien évidemment, ne fut pas toujours apprécié des dogmatiques soviétiques qui lui reprochaient son absence de parti pris idéologique et son regard ironique. Dans la France de l'après guerre, Georges Sadoul, historien du cinéma et membre du parti communiste (tendance stalinienne) disait à propos du film Okraïna : « peut-être fut-il ''trop'' intimiste... » ou à propos de Un été prodigieux que : « ...s'il montrait de la verve et de l'humanité, il n'y approfondissait pas la vie et les problèmes d'une collectivité agricole » C'était cela la ligne du parti ! Notons d'ailleurs, que Le Vieux Cavalier, tourné en 1939, ne reçut pas son visa de sortie et ne fut distribué que dix neuf ans plus tard avec un nouveau montage (effectué par Barnet lui-même).

    Tout cela contribua sans aucun doute à ce que la majeure partie de ses films, non représentatifs de la doctrine officielle, resta dans l'ombre, presque secrète, alors que s'y dénombre au moins une dizaine de chefs d'œuvres. En France, pourtant, nombre de cinéastes et de critiques français de la génération d'après-guerre l'ont considéré (et le considèrent encore) comme l'un des plus grands cinéastes de l'histoire du 7ème art.

    Génie du geste et de la posture, il utilisa souvent le système du contrepoint pour marquer la futilité d'un drame ou la tendresse sous-jacente d'un gag (Par exemple les fesses du bébé dans Annouchka dont la séquence vient en contrepoint du récit principal, les mangeurs de citron qui grimacent pendant une conversation on ne peut plus sérieuse, le discours patriotique dans Okraina et l'ivrogne qui boit en cachette). La jeune fille au carton à chapeau est d'un style délibérément burlesque avec quelques gags ''nonsensiques'' que n'aurait pas désavoués Mack Sennett. Mais à travers la drôlerie des situations et le comportement caricatural des personnages, c'est bien une peinture douce amère de la société soviétique qui nous est proposée, une chronique de ces années difficiles où la crise du logement s'adjoint à l'exode rural et où la misère est encore bien présente dans les rues.

    Barnet, on l'a souligné, n'est pas un dogmatique. Ses films (Voir Okraïna ou Annouchka ) comportent de multiples changements de tons, des ruptures continuelles à l'instar de certains grands cinéastes de la comédie américaine ou française. Ils reflètent le sens de la fragilité des destins individuels pris dans la tourmente de l'histoire. La dérision n'est jamais bien loin. Dérision et humanisme sont les deux piliers de son style. Au bord de la mer bleue surprend encore aujourd'hui par le ton désinvolte qu'il utilise, la joie de vivre qu'il dépeint et la poésie quasi ''méditerranéenne'' issue de la mer et de cette île improbable, bien au delà des kolkhozes et des sovkhozes.

    Mais la guerre a marqué tous les cinéastes soviétiques (et sans doute tous les Soviétiques) Barnet comme les autres. Pour lui cependant, elle semble avoir porté un coup fatal à une disposition d'esprit libertaire, toujours soucieuse de vérités humanistes.
Il supporta, comme bien d'autres, les grandes désillusions de l'après guerre et mit son art au redressement de son pays. Il rappela qu'en 1947 les cinéastes tournaient dans les ruines. Pour son film L'exploit d'un éclaireur, il dut acheter au marché noir les indispensables uniformes nazis ainsi que tous les accessoires utiles. Et, malgré ces conditions de tournage infernales, le film, mélange de suspense et de patriotisme quotidien, sera un grand succès populaire en URSS, à vrai dire son seul grand succès.

    Comme ceux de Jean Vigo ou Nicolas Ray, les films de Boris Barnet naissaient toujours dans la fièvre. Aucun d'eux ne fut anodin pour le réalisateur. Toutefois, les signes avant-coureur d'un désenchantement dramatique apparurent dans les années 50, sans pour autant que les qualités de cinéaste soient remises en cause. Il se fit simplement plus grave. (Revoir Liana, Le lutteur et le clown, Annouchka...). Signe terrible de cette désillusion, selon certains témoins (Comme Iotar Iosseliani qui le côtoya à la fin de sa vie) plusieurs films de cette période, Un été prodigieux , Liana ... furent tournés par un ''Barnet ivre mort''.
Jean Luc Godard a dit de lui : «...il possédait ce style inimitable qui ne mourra qu'avec le cinéma ».

Alain Jacques BONNET