Le dernier passage en Touraine de Jean Rouch et sans doute l'une de ses dernières prestations pour parler de l'Afrique, de son œuvre, de sa vie, a eu lieu à mon initiative à la Cinémathèque de Tours Henri Langlois. Cela s'est passé environ six mois avant sa disparition en Afrique (au Niger) continent qu'il avait au cœur.

    A chaque fois que j'allais saluer Langlois à la Cinémathèque Française, installée à l'époque au Palais de Chaillot, j'allais également voir Jean Rouch, son voisin, au Musée de l'Homme.

    Dans ce lieu rempli de bobines de films et d'un incroyable bric-à-brac, nous étions accueillis par Françoise Foucault, sorte de dragon, gardienne du lieu, mais également secrétaire et monteuse de Jean. Ce réduit, pas très grand, jouxtait les collections du musée apportées là par Rouch et d'autres ethnologues. Puis, s'il n'était pas là, il se trouvait dans ses lieux opérationnels au Mali ou au Niger. Mais lorsqu'il était de passage à Paris, Jean nous rejoignait pour discuter de la circulation de ses films mais aussi pour raconter des histoires... africaines très souvent. Car Jean était un admirable conteur. Revoyez La Chasse au Lion à l'Arc et vous comprendrez ! J'ai donc, depuis les années 70, rencontré Rouch de nombreuses fois et une réelle amitié s'était tissée avec lui jusqu'à sa mort survenue en 2004.

    A l'automne 2003 je l'avais invité pour faire découvrir son œuvre aux jeunes collégiens et collégiennes de Touraine et dans d'autres lieux en région Centre. Nous passions très souvent quelques uns de ses films légendaires dont : Les Maîtres Fous, La Chasse au Lion à l'Arc, Cocorico M. Poulet ou Les Funérailles du Vieil Anaï. Quand Rouch parlait aux enfants, au bout de quelques instants le silence se faisait et il n'y avait qu'à poser un regard sur l'assistance pour voir comment sa voix de conteur emportait le public dans les histoires qu'il narrait avec une telle poésie. Puis on projetait un ou deux films et ensuite les questions pleuvaient.

    Jean Rouch fut un phare pour la Nouvelle Vague. En ethnologue il prit conscience au fil du temps qu'on est obligé de se remettre en question devant celui qu'on observe. Il faisait ainsi naître le reflet d'un être complexe dans la réalité de l'instant. Il y avait en même temps l'être et son reflet. Pour arriver à cela il faut une connivence absolue avec les personnages qu'il rencontrait dans ses pérégrinations.

    Puis Rouch filmait, la "Paillard" à la main, une caméra 16 mm très maniable en ne s'embarrassant ni d'un pied ni du moindre éclairage.

    C'était du cinéma en totale liberté. Son travail était proche des Canadiens Brault et Perrault et de leur film Pour la suite du monde. Lui-même avait pour maître - en cinéma - Robert Flaherty.

    Il débarqua en Afrique comme ingénieur des Ponts et Chaussées. Là, il découvrit les mystères de la religion et de la magie Sanghay. Alors il entra en ethnographie. Mais entre temps, il rejoignit la division du Général Leclerc et entra avec les armées alliées dans Berlin en 1945. En France, il va suivre les cours d'ethnologie de Marcel Mauss et de Marcel Griaule. Il soutiendra sa thèse d'ethnologue auprès de son maître Marcel Griaule.

    Il va tourner 120 films, la plupart en Afrique.

    Il fut aussi un brillant pédagogue et anima pendant des années le séminaire "Cinéma et sciences humaines" à la Cinémathèque Française et créa le premier DEA en études cinématographiques en France. Il fut président de la cinémathèque entre 1986 et 1991.

    Il a été considéré par la Nouvelle Vague comme l'un des pères fondateurs du cinéma-vérité.

    Son œuvre, couronnée par de nombreuses récompenses prestigieuses, s'inscrit dans l'histoire universelle du cinéma.

    Lorsque nous avons fait cette tournée en région Centre à l'automne 2003, il avait 86 ans et était très fatigué. Je me souviens l'avoir vu à de nombreuses reprises se retenir à des murs pour ne pas tomber. Mais ce qui était extraordinaire avec Jean c'est qu'il ne perdait jamais sa bonne humeur, sa joie de vivre. Il avait perdu sa femme depuis de nombreuses années et venait de retrouver une compagne martiniquaise qui l'accompagnait et s'occupait bien de lui.

    Je retiens de lui deux images très fortes. La plus triste d'abord: quelques mois avant sa mort, il faisait la grève tout seul ou presque car on allait démanteler des collections inestimables sur l'Afrique, celles sur les Dogons entre autres pour aller les mettre dans des lieux encore incertains pour faire place aux arts premiers. En conséquence il allait être délogé de ce bureau, certes rustique, où il avait passé une partie de sa vie, ce bureau qui avait vu défiler tant de prestigieux ethnologues et cinéastes. Il était assis sur les marches de Chaillot un peu recroquevillé et tellement triste. La plus joyeuse, c'est le rire de Jean si communicatif qui me revient aux oreilles aussitôt que je pense à lui - un rire émerveillé d'enfant sur la vie et sur le monde

Lionel Tardif