Lorsque l'on consulte aujourd'hui une carte du Canada et de la baie d'Hudson, l'on observe que la plus grande île des Îles Belcher, situées au sein de la baie d' Hudson, est dénommée « Flaherty Island ». Robert Flaherty semble ainsi être le seul cinéaste qui ait laissé son nom à un morceau de l'espace terrestre ! Peut-on trouver meilleur symbole pour illustrer la carrière et l'engagement de Robert Flaherty, ce cinéaste explorateur... à moins qu'il ne s'agisse d'un explorateur cinéaste ?

De grands films qui font aujourd'hui référence

    La famille de Robert Flaherty, d'origine irlandaise, a été amenée à fuir la grande famine d'Irlande du milieu du XIXème siècle. D'abord établie dans un premier temps au Québec, elle finit par vivre au Michigan où le père de Robert Flaherty est un important exploitant minier parmi d'autres.

    Les premières explorations de l'espace pour le jeune Flaherty consistent ainsi à aider son père pour la prospection minière au sein du Michigan. Ainsi lorsque, entre 1910 et 1916, la fondation Alexandre Mackenzie (du nom du grand explorateur qui a découvert et donné son nom au principal fleuve canadien du grand Nord à la fin du XVIIIème siècle) propose des bourses pour financer des opérations d'exploration et de prospection sur les territoires arctiques canadiens pour affirmer la souveraineté du Canada face à la convoitise des Etats-Unis, Robert Flaherty saute sur l'occasion. C'est dans ce cadre qu'il partira une première fois sur les terres de Baffin et qu'il redécouvrit en traversant la baie d'Hudson les Îles Belcher dont il laissera son nom à la plus grande. En 1919 ce seront au tour des fourrures Révillon de financer une exploration encore un peu plus lointaine en arctique canadien chez les Esquimaux (aujourd'hui Inuits). Cette fois ci Robert Flaherty part avec une caméra et une petite équipe pendant plus d'un an : il en reviendra avec un premier film « Nanouk l'Esquimau » en 1922. Puis viendront les îles du Pacifique Sud : Moana 1926 et en collaboration avec Murnau, Tabou en 1931. Invité par John Grierson, le chef de file de l'école documentaire anglaise, il partira en Grande-Bretagne pour en filmer la grandeur industrielle (passée) du pays : Industrial Britain en 1932 ; mais surtout L'homme d'Aran en 1934 qui constitue pour lui une sorte de retour aux sources sur la terre irlandaise, berceau de sa famille. De retour aux Etats-Unis il tournera un documentaire sur la problématique de l'agriculture et de l'érosion des terres au Mississippi : The Land, qui devait sortir en 1942 en pleine entrée en guerre des Etats-Unis dans le conflit mondial (depuis décembre 1941) mais qui ne sera pas distribuée sur le moment.

    Enfin en 1948 Louisiana Story nous montre, la vie des derniers cajuns, et les transformations des étangs du Bayou en Louisiane sous l'avancée des exploitations pétrolières.

    Le film sera d'ailleurs financé par la Standard Oil, future Esso. Robert Flaherty décédera quelques temps plus tard en 1951 à l'âge de 67 ans.

    Ainsi, du grand nord canadien aux îles du Pacifique Sud en passant par les Îles d'Aran sur la côte irlandaise baignée par l'Atlantique, Flaherty est incontestablement l'un des grands explorateurs de ce monde et son œuvre très géographique, filme bien la diversité de l'espace terrestre, souvent dans des conditions extrêmes, tout en nous montrant l'adaptation et la grandeur de l' homme pour y faire face.

La technique de l'observation participante et du documentaire fiction

    Robert Flaherty, est donc incontestablement, l'un des grands maîtres du cinéma documentaire, genre qui s'impose dans l'entre deux guerre, grâce également à d'autres cinéastes célèbres : Dziga Vertov en URSS, John Grierson en Grande Bretagne, Jean Vigo avec, par exemple, A propos de Nice en 1929 ou Germaine Dulac en France. Les œuvres de Flaherty influencèrent dès le moment d'autres réalisateurs qui deviendront importants pour l'histoire du Cinéma : Merian Cooper et Beaumont Schoedsack qui tournèrent Grass et Chang dans les années 20, des documentaires sur les hauts plateaux iraniens ou la Thaïlande, avant d'être les réalisateurs des Chasses du comte Zaroff et de King Kong. Mais cette influence s'observera aussi chez Jean Rouch pour qui Flaherty sera un maître à penser ou à filmer.

    La technique des films de Flaherty est pourtant très particulière. Le style cinématographique de ses films, que ce soit dans Nanouk l'Esquimau, L'homme d'Aran ou Louisiana Story, pour ne citer que ses trois plus grands films, s'appuie sur un cadre constamment mobile, multipliant les prises de vue, fragmentant au montage les scènes filmées et faisant ainsi éclater les mouvements pour mieux les décomposer et les montrer. Ce n'est donc pas la linéarité du temps et des actions qui intéressent Flaherty mais l'instant du mouvement et de l'action de l'homme au sein d'une nature qu'il doit encore domestiquer et maîtriser pour en tirer sa subsistance. Flaherty est ainsi avant tout le cinéaste des rapports de l'homme à son espace environnant. Il ne cesse d'ailleurs de filmer pour tenter de saisir ces instants où l'homme est dans un rapport d'immédiateté à son environnement. Ainsi sur trente sept heures de rushes de L'homme d'Aran, seulement une heure quinze seront gardées. L'on utilise d'ailleurs souvent une belle formule pour parler de l'art de Flaherty : « il ne filme pas ce qu'il voit, mais il filme pour voir ».

    Cette façon de faire suppose que Flaherty et son équipe (qui compte toujours sa femme) passent beaucoup de temps sur place pour se faire adopter et se fondre dans la population. Il restera ainsi plus d'un an dans le grand nord canadien, près de deux ans dans les Îles d'Aran. Il doit d'abord expliquer son projet à la population, familiariser les habitants avec les caméras (de grosses machines à l'époque), les mettre en confiance, pour leur faire oublier précisément la présence des caméras. Le travail cinématographique de Flaherty rejoint ainsi la technique que les sociologues appellent l'observation participante : saisir au plus près le mode de vie et les difficultés d'une population en s'y fondant.

    On a parfois reproché à Flaherty de vouloir recomposer ces mouvements et ces instants de façon artificielle. Ainsi il n'hésite pas à faire construire un igloo pour mieux capter la lumière et filmer l'instant du coucher de Nanouk et sa famille, dans L'homme d'Aran il fait reconstituer une scène de pêche au requin alors que cette activité avait disparu depuis plus de cinquante ans. En quelque sorte Flaherty invente le documentaire fiction qui semble aujourd'hui revenir à la mode.

Une œuvre de géographe ?

    L'on peut fort bien admettre qu'à travers ces gestes et pratiques reconstitués devant la caméra par des protagonistes transformés en acteurs et qui répondent à un scénario écrit à l'avance, Flaherty veuille nous faire saisir ce qu'il y a d'immuable et d'atemporel dans la lutte que livre l'Homme pour maîtriser son environnement ; lutte d'autant plus âpre que le milieu est difficile comme dans le grand nord canadien, ou au sein des Îles d'Aran. Ainsi, que la chasse au harpon ne se pratique plus chez les Inuits dans les années 20, ou que la pêche au requin ne soit plus une activité des pêcheurs des Îles d'Aran depuis la fin du XIXème siècle peut fort bien être considéré comme secondaire si l'on admet que le véritable sujet de Nanouk l'esquimau ou de L' homme d'Aran n'est ni le Grand Nord ni l' Île d'Aran, en tant que tel, mais plutôt l'aptitude de l' Homme à savoir composer et maîtriser son milieu : sujet ô combien géographique et universel.

    Pourtant en tournant délibérément la plupart de ses films vers l'exaltation et l'héroïsation des gestes du passé comme pour mieux rendre compte de la confrontation de l' Homme à son espace, Robert Flaherty fait davantage œuvre de cinéaste-anthropologue que de cinéaste-géographe.

    Il présuppose l'existence de pratiques précises qu'entretiendrait l'Homme face à son environnement, pratiques entretenues par la tradition populaire et qui constitueraient dans certains cas une sorte de rite initiatique pour permettre aux nouvelles générations de devenir pleinement Homme au sein de ces milieux difficiles. L'on aura ainsi observé que la chasse au phoque, ou la pêche au requin, se font ainsi sous les yeux des enfants et les films de Flaherty placent toujours au cœur de l'histoire un enfant déjà aguerri à vivre dans des milieux difficiles et avides d'aider et d'apprendre de ses parents ou autres adultes. Mais en mettant l'accent sur le sens civilisationnel de ces pratiques filmées et reconstituées, Flaherty n'est guère sensible aux dynamiques socio-économiques ou socioculturelles qui transforment inexorablement les espaces. L'homme d'Aran ou Nanouk sont ainsi des personnages-types, des produits de la civilisation celte irlandaise, et inuit, et leurs espaces respectifs, tels des paradis originels, semblent immuables.

    Pourtant l'on sait bien qu'il n'en n'est rien : tout espace, même le plus isolé, a vocation à se transformer sous l'influence culturelle de l'extérieur, ou l'évolution et la propagation des techniques. L'espace, comme les cellules d'un corps, connaît à la fois des processus de destruction et de régénérescence continus. Or être géographe c'est précisément savoir être sensible à ces dynamiques qui transforment les espaces. Certes l'entre- deux- guerres n'est pas encore le monde de la mondialisation : le tourisme de masse n'a pas encore transformé les Îles d'Aran, comme aujourd'hui et la modernité et ses pièges n'a pas encore réduit les Inuits en « chômeurs de leur propre histoire » pour reprendre une expression de Jean Malaurie, spécialiste du monde boréal. Pourtant à l'époque où Flaherty tourne, les conditions de vie et les pratiques en terres Inuits ou sur l'Île d'Aran ne sont déjà plus tout à fait celles du XIXème siècle et c'est précisément ce qu'il feint d'ignorer ...

    Louisiana Story semble faire exception à la règle. Ici Flaherty nous montre et nous annonce la transformation en marche d'une partie des étangs du Bayou de la Louisiane, en vaste zone de prospection pétrolière, sous l'impulsion de la Standard Oil, future Esso. Certes la nature s'en trouvera transformée, mais l'économie de la Louisiane tournée désormais vers le pétrole et la pétrochimie, également. L'exploitation pétrolière et l'industrialisation entraînèrent effectivement l'arrivée d'une nouvelle population majoritairement anglo-saxonne réduisant ainsi considérablement la proportion de la population cajun en Louisiane, dont le mode de vie au sein des étangs du Bayou était déjà chamboulé par l'arrivée de l'activité pétrolière.

    Flaherty a cette fois-ci, sans doute conscience de filmer les derniers vrais Cajuns et il lui est difficile de nous resservir le discours de l'immuabilité des espaces inscrits dans des civilisations anciennes, et aménagés grâce à des pratiques ancestrales transmises de père en fils ....

    Il est vrai qu'il s'agit là de l'un de ses derniers films, réalisé après guerre, en 1948 : l'aube d'une nouvelle époque d'intense transformation du monde ...

Eudes Girard