La Cinémathèque a projeté le mois dernier Conte d'été réalisé par Eric Rohmer en 1996. A cette occasion elle avait invité l'historien et critique de cinéma Jean Douchet qui se livra à une analyse très fine et des plus pertinentes de ce film et de toute l'œuvre de ce cinéaste récemment disparu. Il mit l'accent tout particulièrement sur les rapports qu'entretiennent chez Rohmer le son et l'image, ces deux composantes fondamentales du récit cinématographique.

    Gaspard, en vacances à Dinard décide de ne pas choisir entre Léna, la distante, Solène, la belle entreprenante et la charmante Margot dont il fait sa confidente. Celle-ci se prête à son jeu. Gaspard ne cesse alors de justifier son indécision, s'abrite derrière un discours moral, voire narcissique qu'il déclame comme pour mieux se rassurer alors que l'image est sans cesse traversée d'une tension latente d'ordre sexuel qui tend les corps et qui pousse Gaspard vers l'une ou l'autre de ses amies.

    Tout le discours filmique de Rohmer est alors pris entre le badinage amoureux et cette tension sexuelle qui ne parvient pas à s'assouvir.

    Tous les personnages ''rohmériens'', Gaspard, Louise, Delphine et les autres, discourent, raisonnent pour mieux se cacher derrière une morale que manifestement leurs corps refusent. Ce dilemme entre l'esprit et la matière, l'âme et le corps, la parole et l'image, qu'il appartient au spectateur de saisir, conditionne toute la mise en scène de Rohmer et s'inscrit dans une histoire du cinéma marquée par les rapports entre le son et l'image; en fait une histoire de bandes.

    Dès les débuts du cinéma, la projection du film s'accompagne de musique. On dit souvent que cette musique servait à couvrir le bruit du projecteur, voire même, au tout début, à rythmer le mouvement de manivelle du projectionniste. En fait il est intéressant de noter que de tout temps, tous les spectacles ont été accompagnés de musique pour la bonne raison que notre propre expérience du réel mêle toujours la vue et l'ouïe et que donc la projection d'images animées sans le son est des plus inquiétantes voire angoissantes.

    Aussi dès la naissance du cinéma va-t-on vouer un culte au synchronisme audio-visuel.

    A partir de 1927, le Chanteur de jazz d'Alan Crosland étant communément considéré comme le premier film parlant, la technique permet de coller à la bande image, une bande son optique et d'assurer ainsi ce synchronisme audio-visuel qui va déterminer, dans les années 30, la mise en scène cinématographique. Le cinéma s'ancre davantage dans la réalité. Les films gagnent en effet de réel. Le cinéma entre dans un âge classique qui se caractérise par un naturalisme audiovisuel. Le spectateur, même si la qualité sonore des films n'a rien à voir avec celle que nous connaissons aujourd'hui, a nettement le sentiment de pénétrer dans un monde qui ressemble au sien. On lui fait entendre des sons qu'il peut identifier aisément grâce à l'image. L'absence de son doit trouver dans l'image son excuse.

    Dans M. le Maudit, de Fritz Lang, un mendiant est attablé dans un café et l'on entend la musique d'un orgue de barbarie, situé à l'extérieur et qu'on perçoit à travers une vitre. Subitement nous n'entendons plus la musique et pourtant nous voyons toujours le musicien actionner son instrument. L'image vient excuser cette absence sonore par un cadrage serré sur le mendiant qui avec ses mains se bouche les oreilles. Puis il écarte ses mains pour que nous puissions ré-entendre la musique. Il répète ainsi plusieurs fois son mouvement pour ôter toute ambiguïté, ce qui nuirait à cette homogénéité filmique qui caractérise les rapports que la bande son entretient avec l'image à cette époque.

    Néanmoins cet effet de réel, ce naturalisme audiovisuel a ses limites. Normalement l'intensité sonore devrait varier avec l'échelle de plans. Or il n'en est rien. Alors que l'image joue avec la distance entre le sujet filmé et le spectateur, le son est toujours au premier plan, en gros plan. Si l'on accepte de voir flou un personnage qui se profile à l'horizon, on ne peut admettre de mal entendre. En ce sens l'équilibre entre le point de vue et le point d'écoute est toujours précaire voire aléatoire.

    A partir des années 50 les rapports entre l'image et le son se trouvent modifiés. Si dans la période précédente, c'est l'image qui commande le son, avec le cinéma de la Nouvelle Vague, cette dépendance est remise en question et on peut dire que la bande son se libère de ce pouvoir tutélaire de l'image. Dans Pierrot le fou, Godard fait dire à son personnage: « On a des machines pour voir, c'est les yeux; des machines pour écouter, les oreilles; une machine pour parler, la bouche...J'ai l'impression que c'est des machines séparées. Y'a pas d'unité. » Godard nous renvoie à une perception basique mais fondamentale du cinéma en nous rappelant qu'un film est constitué d'une bande d'images et d'une bande de sons enregistrées séparément.

    A la fusion entre le son et l'image succède la fission. Le spectateur doit chercher et trouver par lui-même la correspondance entre les deux bandes constitutives d'un film. De passif, il devient actif. C'est dans cette perspective que s'inscrit l'œuvre de Rohmer.

    Aujourd'hui les rapports entre l'image et le son se sont considérablement modifiés de par l'arsenal technologique dont a bénéficié ce dernier depuis l'apparition du numérique.

    Avec l'apparition du CD dans les années 80, le son a pris une avance notable sur l'image. Les salles se sont équipées et offrent un environnement sonore qui place le spectateur dans un dispositif immersif. Les films alors que l'on pourrait qualifier de films opéras ou de films concerts , tels La guerre des étoiles, Gladiator.... multiplient des travellings - avant qui n'ont d'autres justifications que de plonger le spectateur dans l'univers fictionnel et d'annihiler toute prise de distance indispensable à la réflexion. Le spectateur est certes au cœur d'une action des plus saisissantes et riche en émotions, mais cette sensation ainsi éprouvée est obtenue au détriment de ce sens pour lequel tout le langage cinématographique était mobilisé.

    Désormais c'est le son qui commande l'image. La bande son, musicale souvent préexiste et conditionne le tournage et le montage des images et participe à la promotion du film de par sa diffusion par les stations radiophoniques et sa distribution anticipée sous forme de CD.

    Il ne s'agit pas d'opposer ces différentes périodes qui coexistent aujourd'hui, voire de les hiérarchiser. Chacune permet d'explorer toutes les possibilités qu'offre le cinéma en matière de création et d'en appréhender toute la richesse.

Louis d'Orazio