The Tree of Life de Terrence Malick

"Où étais-tu quand je fondais la terre ?
Dis-le si tu as de l'intelligence.
Qui en a fixé les dimensions, le sais-tu ?
Qui a tendu sur elle le cordeau ?
Sur quoi ses bases sont-elles appuyées ?
Qui en a posé la pierre angulaire, alors que les étoiles du matin éclataient en chants d'allégresse et que tous les fils de Dieu
poussaient des cris de joie."

Par cette citation du Livre de Job commence cette épopée cosmique qui est en même temps un hymne à la vie, "The Tree of Life".

    Avec des images sublimes nous assistons dans notre fauteuil à la création du monde, puis à la vie de quelques êtres choisis émanant de cette soupe évolutive. Ici l'univers ressemble à un vaste océan, constitué de l'eau qui le forme et de l'air au-dessus de sa surface. « L'espace-temps situé dans l'eau est l'espace-temps de la matière ; et l'espace-temps situé dans l'air est l'espace-temps de l'esprit », rappelle Jean Charon qui, en son temps, a été brûlé sur le bûcher par toute la pensée scientifique rationaliste. Comme il aurait aimé ce film !

    Terrence Malick nous montre de vastes tourbillons d'eau, creusant des cuvettes dans la surface de l'océan: ce sont les étoiles. Plus les grands tourbillons se rétrécissent, plus la rotation est rapide, plus ils creusent le magma comme un maelström. Un nouveau phénomène apparaît, le tourbillon se referme, il devient presque invisible et nous sommes en présence d'un trou noir.

    Parti de l'univers, de la fragmentation interne des galaxies le réalisateur nous plonge dans de vastes nuages de gaz et de poussières cosmiques qui sont à l'origine de notre système solaire.

    Qui suis-je ? dit l'être humain qui attarde son regard le soir sous la voûte étoilée. On se prend à rêver puis à avoir le vertige quand on sait que certaines étoiles qui brillent dans nos yeux ne sont déjà plus. Ces lumières d'un autre âge semblent traduire cependant une grande Expérience avec laquelle l'humain reste en symbiose au fond de son inconscient. Cette parcelle divine qui vit en nous est en continuelle interaction avec les particules élémentaires formant notre corps et le cosmos.

    Ici il est bon de rappeler quelques données de physique. Les atomes sont formés d'un noyau central autour duquel gravitent des particules électrisées : les électrons. L'électron est un véritable micro univers, il possède un temps cyclique qui lui permet - selon Charon - de retrouver les états passés de l'espace qui le constituent. Il est indépendant de la matière. Ces électrons s'attirent et se repoussent en fonction de certaines affinités. Sensible aux théories de scientifiques comme Fridjof Capra, David Böhm, Jean Charon, Terrence Malick nous montre les correspondances qui existent, selon lui, entre la fonction de l'univers - corps de Dieu - et sa réplique dans le microcosme humain, à travers les comportements des particules dans notre corps en résonance avec Lui.

    C'est pourquoi il lui fallait montrer ce long prélude cosmique, puis les origines de la vie sur terre et la présence des dinosaures.

    Et ce n'est qu'ensuite, comme un laser venu de l'espace, dans un temps donné, les années 50 aux Etats-Unis, que nous faisons connaissance avec des êtres à deux pattes, une famille classique, un père autoritaire et humain, une mère pleine de grâce (admirable découverte de Malick avec Jessica Chastain), et leurs enfants. Un conflit aussi classique entre le père (Brad Pitt) qui veut le succès individuel pour ses trois fils élevés à la dure, et une mère qui veut leur inculquer qu'il existe autre chose qu'être fort, travailler et gagner de l'argent. Elle est près d'eux avec toute la force discrète de son amour. Entre ces deux extrêmes, les garçons font l'apprentissage difficile de la religion et de leur propre personnalité. Un évènement tragique vient bouleverser tous les personnages en fonction de leur vécu. Parmi les trois enfants, l'un dont la personnalité est plus complexe Jack, va apparaître aussi adulte dans un temps différent (Sean Penn). Mais les deux temps deviennent parallèles.

    La mise en scène de Malick est d'une incroyable fluidité. La grâce aérienne de Jessica Chastain nous montre que cette femme est en communion constante avec Dieu. Son visage offre une gamme de vibratos qui met à jour les plus subtiles réactions de l'âme dans ce grand oratorio cosmique.

    Les choix musicaux participent à ces envolées mystiques qui habitent le film de bout en bout : Toccata et fugue en ré mineur de Jean Sébastien Bach, le Requiem de Berlioz, les barricades mystérieuses de François Couperin, Funeral Canticle de John Tavener.

    Au niveau de la narration, Michel Chion note justement qu'elle est décentrée. La voix ne recoupe pas exactement ce que l'on voit à l'image. Elle manifeste une connaissance des faits différente et désaxée par rapport au récit. Tout cela permet à Malick de naviguer avec élégance et virtuosité dans des temps et des espaces différents. Il met en évidence l'essence même du cinéma que Griffith avait bien comprise dès les quinze premières années du cinéma.

    L'apothéose du film est cette longue scène finale sur la plage où les protagonistes se croisent ; ceux d'ici et maintenant ou d'hier, ceux d'aujourd'hui ou de demain dans une chorégraphie intemporelle baignée d'une lumière qui semble être captée sur une autre terre ; une réplique identique de la nôtre mais cependant ailleurs. L'animation d'une telle scène me fit penser d'emblée à celle de La terre qui flambe de Murnau.

    Terrence Malick pense qu'une œuvre d'art peut provoquer d'infimes mais durables changements dans nos cœurs, réveiller en nous des sentiments cachés dans notre âme et surtout nous inciter à aimer plus. C'est effectivement sa vocation première et pour le créateur son acte le plus noble.

    Dans la deuxième partie du 19ème siècle vivait en Nouvelle-Angleterre un grand philosophe si mal connu en France, Henri David Thoreau, qui allait beaucoup influencer Gandhi en Inde. Il célébrait une vie en liaison avec la nature, nous apprenant à se suffire à soi-même sans contraintes d'aucune sorte dans un élan panthéiste en accord avec les rythmes du cosmos.

    L'œuvre de cet homme, « Walden », va laisser une empreinte profonde dans les films de Terrence Malick.

    « Découvrir ce secret profond que chacun porte en soi, auquel la plupart des hommes sont indifférents, mais pourtant qu'il faut connaître. Notre être intérieur est blanc sur la carte de l'univers, il faut explorer cette contrée inconnue. Etre éveillé c'est être vivant. Je n'ai pas rencontré d'homme qui fût tout à fait éveillé. Un seul sur un million est assez éveillé pour un effort intellectuel fécond, un seul sur cent millions pour mener une vie poétique ou divine. »

    De La balade sauvage (1974) et Les moissons du ciel (1978) à La ligne Rouge (1998) et Le nouveau monde (2005), vingt ans de réflexions séparent ces deux périodes mais, malgré tout, habitées par les visions de Thoreau. Seulement quatre films en quarante ans de création avant The Tree of Life ! Est-il pour autant important de tourner tous les ans comme certains, quand on a rien à dire ; seulement la peur de s'ennuyer ?

    Une œuvre d'art doit être le fruit d'une mûre réflexion sur la vie. Elle doit être exigeante et surtout servir l'humanité, permettre de faire grandir d'autres personnes. Les rencontres spirituelles entre Thoreau et Malick me font penser à celles de Maxime Gorki et du cinéaste Mark Donskoï avec ce même élan panthéiste.

    Dans La ligne rouge, Malick nous disait que la guerre ne rend pas les hommes nobles, elle en fait des chiens méchants et, pire que tout, elle empoisonne leur âme. Empoisonner l'âme est bien le pire des méfaits que nous subissons dans notre civilisation actuelle car ses effets sont terribles.

    Parmi les projets de Terrence Malick il y a le désir d'adapter au théâtre L'intendant Sansho, réalisé pour le cinéma par Kenji Mizoguchi (un de ses chefs-d'œuvre), d'après le livre de Ogai Mori. Je pense que dans cette volonté, s'il la réalise, le cinéaste américain trouvera sans doute une belle résonance avec son œuvre : une période de guerre des clans terrible où un être humain qui a vécu les pires vilenies de l'existence va trouver la force de sauver son âme de l'anéantissement dans une belle aspiration vers le haut. Ses préoccupations les plus actuelles semblent trouver un prolongement à celui de The Tree of life dans sa volonté de faire une naissance et une fin de l'univers : projet du film Voyage of Time.

    Épopée cosmique, genèse de l'humanité, hymne à la vie, l'œuvre de Terrence Malick semble s'inscrire dans une brève histoire du temps.

Lionel Tardif