« ...Déjà le réalisateur pense à un autre thème : une adaptation du roman de Georges Bernanos, Journal d'un curé de campagne. Un premier travail dû à Jean Aurenche et Pierre Bost, n'a pas eu l'agrément du romancier. Robert Bresson reprend la chose, bâtit un scénario qui épouse strictement la construction même du roman ; Bernanos meurt en 1948, avant que le cinéaste ait pu lui soumettre son adaptation. Pendant plusieurs mois encore, Bresson travaille, écrit les dialogues additifs. Il obtient sur cette adaptation l'approbation totale de l'Abbé Pézeril, ami personnel de Bernanos et son exécuteur testamentaire pour la partie religieuse de son œuvre. Puis il se met à la recherche des interprètes et des capitaux. Il reçoit cent comédiens, refuse ceux qui n'ont pas la foi et découvre enfin un inconnu, Claude Laydu, qu'il verra désormais chaque dimanche, pendant plus d'un an, pour lui parler de son personnage, l'en imprégner, l'en faire vivre. Il a plus de peine encore à trouver un producteur, fait antichambre, patiente, discute, convainc. Enfin au printemps de 1950, il commence les prises de vue dans un village d'Artois, aux lieux où se situe l'action.

    C'est dans ce village perdu du Pas-de Calais, Equirre, entre St Pol et Montreuil-sur- Mer que nous sommes allés voir le réalisateur à l'œuvre. Quand nous arrivons sur les lieux, le travail de la journée est terminé. Robert Bresson et son interprète ont déjà rejoint Hesdin, la ville voisine où l'on a établi le quartier général de l'équipe. Le château, inhabité depuis longtemps, est devenu aujourd'hui un véritable studio de prise de vue. Pour les besoins du film, plusieurs pièces ont été meublées et décorées ; l'escalier a été restauré et tout un côté du parc vient d'être refait à l'anglaise. Chaque jour, l'équipe est là dès 9 heures du matin. D'autres pièces ont été transformées en bureau et même en réfectoire, car l'on déjeune sur place pour ne pas perdre de temps.

    Une demi-heure plus tard, nous roulons vers Hesdin, à vingt kilomètres de là. Le soir est venu sur les labours. On devine encore le ciel entre les branches nues.

    Si Robert Bresson a choisi ce pays triste pour y tourner son film c'est pour être fidèle à la fois au cadre du roman et à la mémoire de Bernanos. Ambricourt et Torcy, où se passe l'action du ''Journal'', sont les villages voisins d'Equirre. L'écrivain Georges Bernanos avait passé toute son enfance et son adolescence dans cette région du Pas-De-Calais où revivent maintenant ses héros.

    L'adaptation du roman épouse le plus étroitement possible son sujet. Bresson n'a pas cru nécessaire – comme le font souvent les adaptateurs patentés – de transformer les éléments qui lui étaient offerts. « Ne pas simplifier, dira-t-il. Trouver sa substance. Respecter la construction. La construction a la valeur d'une idée... »

    On connaît l'œuvre de Bernanos. Cette histoire tragique et pitoyable d'un pauvre curé de campagne est toute entière dans l'âme de son héros. « L'action extérieure, nous dit Bresson, n'est là que pour illustrer l'action intérieure ». On retrouvera pourtant dans le film tous les personnages qui entourent cette âme et la frôlent de leurs passions ou de leurs inquiétudes : la demoiselle du château, le comte, la comtesse, l'institutrice, la petite Séraphina et la vigoureuse figure du curé de Torcy... Ils sont quelques-uns ce soir, autour de nous, dans cet hôtel de province où s'achève le dîner, et où, pendant deux mois, ces acteurs vont vivre avec leur personnage.

    Le curé, c'est Claude Laydu. Il est venu s'asseoir devant nous à côté de Bresson. C'est un jeune garçon - vingt-trois ans, Suisse né en Belgique - il a retiré sa soutane, mais il garde sur le visage quelque chose de cette gravité souriante que l'on trouve souvent chez les jeunes séminaristes. Avec une sorte de confiance et de foi.

    Il n'a jamais tourné. Venu de Bruxelles ''faire du théâtre'' chez Barrault, il travailla ensuite plusieurs mois avec l'équipe de Dasté à Saint-Etienne. Puis il alla voir Bresson qui cherchait un interprète pour son curé. Claude Laydu était le personnage ? Depuis ce temps, il y pense. Pour ne pas le trahir, il s'impose de dures disciplines. En dépit de l'appétit que lui valent sa jeunesse et le grand air, il ne peut manger à sa faim car il doit garder l'apparence du curé de Bernanos, maigre et malade.

    La plupart des autres interprètes sont aussi des inconnus. La ''Demoiselle du château'' est jouée par Nicole Ladmiral, une toute jeune fille qui prétend avoir vingt ans, mais ne les a sûrement pas atteints.

    Parmi les ''techniciens'', il faut signaler un ouvrier électricien de plateau qui est en même temps le conseiller religieux du film. Cet ouvrier, l'Abbé R..., est un des prêtres de la ''Mission de Paris'' qui accomplissent leur sacerdoce dans les chantiers et les usines.

    Tout le film fut réalisé dans ce château du Duc de Reggio et dans la campagne voisine, ainsi que dans l'église et dans l'école transformée en presbytère. Les prises de vue durèrent plusieurs mois. Robert Bresson ne s'emporte jamais contre les hommes ou les choses. Mais il a une ténacité inébranlable, une volonté qui brise tous les obstacles. Ses interprètes le savent, qu'il épuise littéralement, qu'il vide de leur substance pour y couler celle de leur personnage. Le travail de Claude Laydu fut un véritable calvaire. Vingt fois, trente fois, le même plan sera refait, jusqu'à ce que le geste ou l'accent ait livré toutes ses virtualités.

    Les prises de vues achevées, le film ne l'était pas. Son métrage excessif souleva des discussions. Il fallut finalement amputer d'un tiers le premier montage pour la copie standard. Bresson s'y résolut et en dernier ressort se déclara ravi de cette épreuve qui le contraignait à un nouveau dépouillement. Il prétendit même, plus tard, que ces coupures avaient des raisons « purement esthétiques ».

    Avant que le film sortit en public, une projection eut lieu devant le jury du Prix Louis Delluc. Quand la dernière image – cette croix noire sur la toile blanche – se fut effacée, il n'y eut aucun applaudissement, mais un silence terrible, écrasant, comme lorsqu'on sort d'une émotion violente. Le lendemain, Journal d'un curé de campagne emportait le Prix Delluc au premier tour de vote ».

Extrait de Robert Bresson, Pierre Leprohon, Nouvelles Editions Debresse, 1957.

Reproduit avec l'aimable autorisation de Claude Lafaye.